Trilogie de l’espoir, dernière partie.
L’humidité forme des halos autour des lampadaires qui éclairent le parking désert. Sans dire un mot, elles descendent du taxi et se dirigent vers le bord de la baie, sous une pluie fine.
— Voilà, souffle Lynda.
Au-dessus de leurs têtes, baigné d’une aura mystérieuse, le Golden Gate Bridge se dresse dans la nuit, rouge, magistral, titanesque. Héloïse est bouche bée, fascinée. Au-dessus des eaux noires de la baie, le pont illuminé déchire la nuit, séparant l’immensité obscure du Pacifique des lumières de la ville, dans le lointain, derrière elle. Elle reste un long moment en contemplation, enchantée, hypnotisée par le rapport de force qui se joue entre elle et la structure monumentale. Elle se sent minuscule, au bout du monde, mais plus vivante que jamais. Elle ne s’attendait pas à être la spectatrice privilégié d’une telle scène, ce soir : il lui faut marquer cet instant dans son esprit, parce qu’aucune preuve photographique n’y ferait justice.
Trop de bonheur la rend d’ordinaire suspicieuse. À la profonde joie qu’elle est en train de ressentir se substitue, presque d’un coup, une excitation désagréable, ce trop-plein d’émotions familier qu’elle peine toujours à canaliser. Le souffle raccourcit, les doigts s’engourdissent, le cœur s’emballe. Pas maintenant, implore-t-elle. Au prix d’un effort conscient, elle cherche à fixer son attention ailleurs, la fraîcheur du vent sur son visage, le fracas régulier des voitures sur le tablier, l’odeur iodée des embruns. Une sensation intense et inconnue, la perception de l’immensité du vide, le sentiment d’être à sa place, au bon endroit, l’envahissent et la calment.
Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, les yeux fermées, Lynda inspire profondément et relâche la tension d’une journée au volant. Elle vient souvent au pied du pont, se promener, se calmer, penser. Cette porte sur le Pacifique la fascine, l’exalte, lui rappelle l’étendue d’une liberté pour laquelle elle n’a cessé de se battre , alors même que le temps, la solitude et l’usure ne l’ont guère épargnée. Elle est surprise d’avoir amenée Héloïse : elle serait très déçue, blessée même, si elle n’y trouvait pas elle aussi la même énergie un peu magique.
Les minutes passent. Héloïse se tourne vers elle, subjuguée, souriante. Son visage semble moins tendu. Lynda sort un paquet de Marlboro, lui en offre une. Elles fument en silence, appuyées contre l’aile du taxi, l’une à côté de l’autre.
Héloïse remonte le col de son blouson. Le froid nocturne l’a surprise à la sortie d’un bar morose de Mission District où elle a bu une bière en regardant les habitués jouer au billard. La fatigue de la journée l’a poussé à aller se coucher, mais l’envie d’en voir encore un peu plus l’a décidé à rentrer à pied, au hasard des rues. Elle sait à peu près la direction, elle pense trouver sans peine.
Pourtant, cette grande artère sur laquelle elle comptait déboucher, qui partage San Francisco en deux, ne se matérialise toujours pas. Elle suit un long boulevard, elle ne reconnait rien. De petits immeubles laissent au fur et à mesure la place à une zone industrielle, les lampadaires y sont de plus en plus espacés. Des entrepôts, des magasins fermés, des parkings, des grillages, des murs de graffitis. Pas une âme aux alentours. Elle surprend au fond d’elle-même un doute diffus, qui l’alarme et l’électrise à la fois. Elle est seule, au bout du monde mais, pour une fois, ne se sent pas isolée. Malgré l’heure tardive, la circulation est intense. De rares taxis passent, occupés.
La silhouette d’un homme surgit de l’ombre.
— Hey Madame vous avez du feu s’il vous plait ! crie-t-il en s’approchant d’elle. Elle ne l’avait pas vu, elle sursaute en poussant un cri. Elle s’arrête, il répète. Elle s’excuse, elle n’en a pas sur elle.
— Un peu de monnaie s’il vous plait ! Il insiste. Jeune, regard vide, quelques dents, visage vérolé par le crack. D’un coup, l’inconscience courtoise d’Héloïse la sidère. Elle presse le pas, cherche à se donner une contenance, l’air décidé. Elle s’éloigne, se rapproche du bord de la route, il la suit. Malgré la peur sourde qui l’assaille, cette présence inquiétante à ses talons, elle se sent confiante. Ce qui n’est pas sans lui déplaire, ni la stupéfaire d’ailleurs. Et s’il l’agressait ? Elle se défendrait, le type a l’air mal en point, une voiture s’arrêterait surement. Même si on ne peut jamais être certain. Elle se retourne pour lui crier de dégager, mais il a déjà abandonné l’affaire, il rebrousse chemin, bredouille, vers son abri.
Un taxi, enseigne lumineuse allumée, descend le boulevard à vive allure, elle l’aperçoit et le hèle. Il fait un appel de phares, ralentit et vient se ranger de son côté de la route.
Lynda hésite quand elle voit cette silhouette qui fait de grands signes. Une fille seule qui cherche un taxi au coin de Folsom et de 6th Street à deux heures du matin, c’est une pute ou une camée, ou une tarée qui cherche des problèmes. Dans ce genre de situation, c’est à la tête du client, si son instinct dit non, elle décampe. Elle s’arrête un peu plus loin, ruse de taxi pour regarder dans le rétroviseur la fille avancer vers elle : c’est bon, elle marche droit, elle ne semble ni bourrée, ni défoncée. Visage jeune, doux, sans trace de vice ni de malheur, quoi qu’on ne sache jamais. Elle a vu pire en trente ans.
Elle baisse la vitre.
— Hey Miss, t’es perdue ? T’as pas le look du quartier ! Tu fais quoi, tu vas où ?
— Je rentrais. Près d’Union Square, au Park Hotel.
— OK, c’est pas loin. Allez monte, on bouge d’ici !
Au premier feu rouge, Lynda la scrute, dans le rétroviseur.
— T’es pas d’ici, toi. Sinon tu le saurais que c’est pas un coin pour se balader. Faut se méfier, ça craint vraiment !
— Oui, j’ai remarqué. Je voulais juste me balader un peu, voir la ville de nuit.
— Si tu la juges par ce qui se passe dans les parages, tu voudras jamais revenir. Pour le tourisme nocturne, y’a moins sordide !
La soirée a été frustrante. De rares courses, des clients muets vissés à leur téléphone. Sans être bavarde, Lynda a besoin d’échanger un minimum, pour se sentir exister. Le silence, ça n’a jamais été sa vocation. Avant, on parlait et on se confiait, surtout la nuit. Maintenant, ses tentatives de conversation échouent dans l’indifférence. L’ennui rajoute à la solitude. Ce soir, elle a envie de parler. Même si ce doit être un monologue.
— Oui, en tout cas c’est magique, San Francisco la nuit, concède-t-elle. Puis à brule-pourpoint, elle demande :
— T’as envie d’aller faire un tour ? Si tu veux, je te montre quelque chose de mieux !
— J’aimerais bien, mais je n’ai que 20 dollars sur moi.
— T’es pressée ? On t’attend ?
— Non. Personne.
— Alors va pour 20 dollars ! Viens, passe devant, ordonne-t-elle, avant d’éteindre le compteur.
Elle est drôle cette petite, pense Lynda en jetant un coup d’œil à la dérobée. Elle a de l’aplomb, une témérité attendrissante, elle semble avoir besoin de paraître sûre d’elle, mais ça se voit de loin qu’elle bluffe. Assise sur le siège du passager, Héloïse a essuyé la buée de la vitre avec sa manche, elle regarde la ville défiler sans en perdre une miette.
Lynda s’adoucit, quand elle se sent en confiance. Au fil des quartiers qu’elles traversent, elle commence à égrener des souvenirs. Dolores, Castro, Haight-Ashbury, le Presidio deviennent tour à tour le décor d’une scène de sa vie. Les folles années 70, la douche glacée de l’ère Reagan, le carnage du SIDA, le tremblement de terre de 89. La course du monde, le roi Dollar, la Silicon Valley qui vampirise toute la ville. Le temps qui passe. Les amis, ceux qui ont changé, ceux qui sont morts, ceux qui sont partis. La résignation s’installe, qui rend mélancolique.
Héloïse l’écoute, tout en l’observant : carrée, le visage ridée, de longs cheveux gris attachés sur la nuque, un air opiniâtre qui contraste avec le regard un peu triste, elle la trouve touchante, cette femme. Elle baisse sa garde, décide de profiter de cette situation, aussi étrange soit-elle et, pour une fois, de s’amuser sans imaginer le pire.
Le taxi monte et descend les collines de la ville, passant des maisons patriciennes de Russian Hill aux rues lépreuses du Tenderloin des pagodes de Chinatown aux docks d’Embarcadero. Entrainée par l’enthousiasme de sa passagère, Lynda joue les guides, elle montre et raconte.
Héloïse est interloquée par cette brusque impression de liberté, qui la ravit cependant. Elle réalise avec surprise que suivre son envie est plus simple et enivrant qu’elle ne l’aurait imaginée. Elle se sent dans son élément. Nul ne sait où elle est, elle n’obéit plus à rien, ni à personne. Elle goûte la distance, un océan et un continent, qu’elle a mis entre elle et sa vie d’avant, prudente, courtoise. Elle ne peut s’empêcher de s’étonner de l’invraisemblance de cette virée, mais la sensation d’évasion est exquise et fascinante.
Arrêtées aux abords du Transamerica Pyramid, Lynda et Héloïse tordent le cou en grimaçant pour tenter d’apercevoir par le pare-brise le sommet du gratte-ciel. Elles se regardent, éclatent de rire.
La nuit commence à pâlir. Derrière Union Square, à l’angle de Sutter et Kearny, le quartier est encore plongé dans un profond sommeil.
Héloïse agite la main et regarde le taxi s’éloigner, puis disparaître. À l’intérieur, l’hôtel est surchauffé. Elle titube de fatigue en traversant le hall.
Au moment de descendre de la voiture, elle a fouillé dans la poche de son blouson et sorti un billet de vingt dollars. Lynda a souri et secoué la tête. Héloïse a insisté. Lynda a fini par accepter. Puis elle a réfléchi un instant, elle a cherché au-dessus de sa tête dans une liasse de papiers rangée dans le pare-soleil, elle en a sorti une photo qu’elle lui a donnée.
Héloïse l’examine dans l’ascenseur. C’est une carte postale, un peu cornée, aux couleurs vives, une vue aérienne du Golden Gate Bridge de nuit, avec les lumières de San Francisco en toile de fond. Elle la retourne. Écrite à l’encre bleue d’une main appliquée, une phrase en barre le verso, en diagonale : Tous ceux qui errent ne sont pas perdus.
“Une sensation intense et inconnue, la perception de l’immensité du vide, le sentiment d’être à sa place, au bon endroit, l’envahissent et la calment.”
Oui, c’est ça
Je te lis avec beaucoup de plaisir. Tu écris vraiment très bien, à fleur de peau…
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Merci, ça me fait très plaisir! Moi aussi je te lis avec grand plaisir!
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