Sur le quai

Trilogie du désir, première partie

Nos visages se rapprochent, inéluctablement.
Rempli d’une sensation troublante d’appréhension et d’expectative, je retiens mon souffle. 
Je mourrais plutôt que de faire le premier pas.

Il est assis à l’ombre d’un platane, au bord du fleuve : je l’aperçois en descendant l’escalier de pierre qui mène sur le quai, le long du fleuve qui coule au pied du musée. Nos regards se croisent, qui se comprennent sur le champ. Il sourit. Mon Dieu, qu’il est beau ! Je m’approche de la rive, je me retourne, il me dévore des yeux. Je suis aux anges, je panique. Il se lève, et marche dans ma direction. Je ne saurais pas quoi lui dire. Mon cœur va exploser.

Salut.

Août 1994, été de ma majorité.
Long weekend de l’Assomption, la fête qui marque l’entrée éclatante de la Vierge Marie dans la céleste gloire de Dieu. Assoupie dans la torpeur brûlante de l’après-midi, la ville est désertée de ses habitants. Aux abords du musée, des touristes déterminés forment une file d’attente sous un soleil de plomb ; d’autres, moins courageux, sont allés chercher un peu de fraîcheur sous les frondaisons des jardins publics voisins. 

Non loin de là, sur les quais en contrebas du long bâtiment, de jeunes gens, aux longs regards qui traînent, dansent un étrange ballet au bord de l’eau. Mon infinie ingénuité n’a d’égale que ma curiosité, je sais parfaitement ce que je suis venu chercher.

Nous nous sommes assis sur les pavés au bord du quai, les pieds au-dessus de l’eau. Je fais un effort pour paraître le plus naturel possible. 

Quelques péniches descendent les flots, nous dépassent avec indolence.

Il se tient tout près de moi, mais nous ne nous touchons pas. J’essaie de prendre l’air détaché, entre chastes atermoiements et appels du pied. Je me sens ridicule. Il ignore les signaux contradictoires que je lui adresse, il continue de sourire sans me quitter des yeux, ajoutant à mon trouble déjà considérable. Je crois qu’il a compris. 

Plus téméraire, il finit par se pencher vers moi. Il pose avec délicatesse un baiser sur mes lèvres, puis recule légèrement la tête, pour observer ma réaction. Subjugué, maladroit, je m’agrippe à ses épaules. Il m’embrasse à nouveau, je l’embrasse en retour. La difficulté à réaliser ce qui m’arrive me paralyse, mais l’extase extraordinaire et enveloppante que je ressens au même moment me rend audacieux. Il me serre dans ses bras, une de ses mains caresse ma nuque, l’autre au creux de mon dos.

J’embrasse enfin un garçon, un si beau garçon. Je n’en crois pas mes yeux. C’est la chose la plus naturelle au monde. C’est merveilleux.

Ses yeux se plissent quand il sourit, une mèche blonde lui barre le front, nous faisons à peu près la même taille, il porte un polo vert bouteille, il doit être plus âgé que moi d’à peine quelques années. À son assurance, je comprends qu’il a sur moi l’avantage de la pratique. Je décide alors de m’abandonner, autant que j’y parviens, moi qui vis toujours sur mes gardes. Je me laisse guider, je suis ses mouvements, je reproduis ses caresses, par mimétisme. L’instinct se substitue à l’expérience.

Je suis intimidé, mais sa douceur m’inspire confiance. Sans relâcher l’étreinte, il pose doucement ses lèvres sur mes paupières, mon nez, mon front. La sensation du léger voile de barbe qui frotte mon visage est agréable. Sa peau chaude a un goût un peu salé qui m’enchante, il sent si bon, une odeur masculine d’eau de toilette et de sueur que j’inspire à fond et qui m’enivre. Ses lèvres sont douces, sa langue inquisitrice et joueuse. Je ferme les yeux, je les rouvre pour m’assurer que je suis bien en train de vivre, que ce n’est pas mon imagination qui me joue un tour. Nous nous sourions.

Une sourde vibration, de force physique et de tendresse infinie, tend son corps. Le mien y répond, dans un dialogue où je ne suis qu’un simple témoin. Je m’accroche à lui comme à une bouée. Pour la première fois, je prends confusément conscience de ma propre sensualité, mais pas encore de ses effets. Je m’affole, mais j’en veux davantage. Je voudrais arrêter de réfléchir pour mieux ressentir.

À mon immense stupéfaction, je me tiens soudain à la croisée des chemins : l’homme, que j’ai l’impression de devenir aujourd’hui, est en train de vivre ce rite que l’adolescent d’hier a longtemps espéré et toujours redouté.

Ce baiser est une évidence, je ne l’ignore pas. Il confirme de manière irrévocable mon appréhension la plus tenace : ce ne sera pas qu’une phase. La voie qui s’ouvre désormais à moi ne sera pas simple, mais il n’y a pas d’autre direction possible. À imaginer ma vie et mes amours futures, je suis partagé entre un fol espoir et une profonde inquiétude.

Nous redoublons de vigueur, comme s’il n’y aurait pas de lendemain. Mon esprit s’emballe : je déborde de joie, j’ai enfin embrassé mais, au fond de moi-même, je m’étonne de ne pas être encore mort de honte. Seulement, à cet instant, je ne meurs que d’envie, espérant et craignant que ce baiser ne finisse par nous mener beaucoup plus loin. C’est contre-nature, je le sais mieux que quiconque. Je commence à trembler. Mes monstres, engendrés par la peur et la culpabilité, nourries par des années de morale catholique, n’ont jamais eu le sommeil lourd. Le poids du regard des autres, ma place dans le monde, le qu’en dira-t-on. L’excitation se transforme sournoisement en panique nerveuse. Potentiellement, c’est la merde. Je viens de passer du côté obscur du désir, je n’ai aucune idée de ce que l’avenir me réserve. Mais quel délice, pourtant !

Le mal est fait, le doute s’est immiscé, qui fauche le plaisir. Trop d’émotions nouvelles et opposées, d’un seul coup, sans recul, ni perspective. Je n’ai comme armes que mon optimisme et ma naïveté, comme expérience du monde que mes jeunes années, passées dans l’insouciance provinciale. Je ne suis pas encore certain de ce pas en avant que je viens de faire, je redoute que le prix à en payer ne soit exorbitant.

Une partie de moi me fait horreur. L’autre aimerait continuer à embrasser ce beau blond. Le soleil de cinq heures tape avec l’énergie du désespoir. Ni les hommes aux regards traînants qui languissent sur le quai, ni les touristes sur les bateaux-mouches qui mitraillent la façade antique du musée, ne prêtent attention à deux garçons qui se tiennent les mains. Personne ne les connaît. 

J’ai l’impression désagréable de décevoir. Je voudrais disparaître. 

J’invente en bégayant un prétexte idiot, et je me dégage à regret de ses bras. Il ne me retient pas, il semble très surpris. Je baisse le regard, pour ne pas être tenté. 

Je suis infâme, je me déteste.

Pardon.

Le cœur en feu, battant à tout rompre, je m’enfuis le long du fleuve, à contre-courant.

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