Après l’effort

La pluie reprend de plus belle, rageuse, violente. Je n’en ai jamais vu autant de ma vie, aussi continue, sans pitié ni fin. Le vent se relève en même temps, les paillotes battent contre les murs, elles finiront par s’envoler. Les palmiers penchent, les bambous plient. Des pêcheurs, sur ce qu’il reste de plage, écopent furieusement une barque débordante d’eau et de sable, pour la mettre à l’abri. Efforts louables, mais vains, les vagues la remplissent inexorablement.

Seul le Bouddha de pierre, assis en tailleur au bord de la piscine, reste imperturbable, dans ce déchaînement de Pabuk le typhon. La tension est palpable, mais personne ne s’agite. Un sentiment étrange et insidieux, de suffocation, de lente noyade. Je suis le premier des trois petits cochons, le loup souffle sur ma maison de paille, je me demande si je reconnaîtrais le moment fatidique quand il arrivera, celui où je devrais fuir en courant, avant de m’envoler dans les airs comme un fétu de paille de riz.

Koh Phangan, petite île du Golfe de Thaïlande, paradis des clubbers, des familles européennes qui échappent pour pas cher aux rigueurs de l’hiver, au bord de piscines à débordement et de buffets à volonté. Plages de sable blanc, palmiers, mers rigoureusement turquoise, noix de coco, vies de cartes postales. C’est magnifique, mais ça m’est assez étranger. Je me demande ce que j’y fais.

Réveil difficile. Je goûte quelques minutes de silence au lit, au sortir d’une nuit de tempête pas rassurante, et je manque la courte trêve pendant laquelle j’aurais pu quitter mon bungalow et aller prendre un petit-déjeuner au café voisin. J’ai mal à la tête, j’ai faim. Hier soir, après une longue journée cloitrés dans nos chambres par les éléments, mes voisins de bungalows, un groupe d’américains et de canadiens, véritables bros de fraternités, athlètes souriants aux casquettes vissées à l’envers, m’ont invité à me joindre à eux. Profitant d’une brève accalmie, nous nous sommes aventurés en 4×4 à la recherche d’un bar dans l’île désertée, quête optimiste un soir de tempête tropicale.

Nous avons fini par nous contenter d’un endroit sans grand intérêt (sinon que d’être ouvert et opérationnel), où des françaises ivres et agressives massacraient Bohemian Rhapsody dans un karaoké improvisé. Les margaritas et la bière ont coulé à flots, nous avons joué au billard — à mon grand soulagement, après qu’ils aient un moment caressé l’idée d’aller voir un spectacle de ping-pong, toujours ouvert, ce petit théâtre-là…

Une belle soirée, improvisée, inattendue : cette immédiateté des amitiés, entre voyageurs, leur intensité surprenante et éphémère, continuent de m’enchanter et de m’émouvoir.

La Thaïlande demeure pour moi, à ce stade, un certain mystère. J’y erre comme un zombie, incapable de me souvenir où je suis. Atterrir à Bangkok, en provenance de Calcutta et de deux mois en Inde, a été un choc indescriptible, à la limite d’une petite schizophrénie, toutes proportions gardées. La propreté, fulgurante, omniprésente, inimaginable, rassurante. Une forme de discipline que toujours associé, dans mon imaginaire, à l’Asie. Un certain calme, parfois voisin du silence. La modernité, et l’efficacité qui en découle. Les transports publics, sortis d’un film de science-fiction. Le soulagement de pouvoir me laver les dents à l’eau du robinet, de ne plus psychoter si j’avale une goutte d’eau en me douchant, de ne plus avoir l’impression de jouer à la roulette russe lorsque que je mange quelque chose.

Bangkok. L’occidentalité omniprésente. Le capitalisme souriant forcené. Le royaume des shopping-malls climatisés, dorés, léchés, les grandes enseignes internationales, des Starbucks et des Chanel à tous les coins de rues, des H&M et des Uniqlo et des McDo et des Vuitton, des concessionnaires Porsche et Rolls-Royce, des instituts de beauté qui promettent le bonheur par le Botox, la liposuccion, des dents si blanches qu’elles brilleront dans la nuit, de la jeunesse et de la richesse et du bonheur éternels. Le culte de l’apparence : si les milliers de touristes trainent leurs tongs, les thaïs exhibent des corps pompés aux hormones de croissance, qu’ils habillent des logos les plus reconnaissables et les plus enviés.

Cinq jours dans cette mégalopole, et je ne me suis jamais senti aussi seul. J’ai attendu les douze coups de minuit et les feux d’artifice du nouvel an au milieu d’une foule compacte, immense, avec un sentiment d’isolement tel que j’en riais presque.

Trois jours à peine après avoir navigué les rues de Calcutta, ses lépreux, leurs moignons, leur misère. Je dois encore commencer à comprendre l’Inde, à analyser ce que j’ai vu, vécu, compris, aimé, haï, appris, ce qui m’a changé et ce qui me fera grandir. Je ne regrette pas les conditions matérielles indiennes, mais les rapports humains quotidiens, permanents, parfois intéressés, irritants et difficiles, souvent passionnants, amicaux me manquent terriblement.

En Thaïlande, je n’ai aucune énergie. Je suis à plat, passif, vide. Je n’ai envie de rien. J’ai consciencieusement visité Bangkok, des temples, des marchés, des quartiers riches et d’autres plus pauvres, des gratte-ciels rutilants, des maisons traditionnelles croulantes. Puis, à mon habitude, j’ai encore ouvert le grand sac de mes anxiétés, de mes petits démons, je les déballe, je joue avec comme un enfant avec ses Playmobils. Quel est le sens de ce voyage ? Où vais-je ? Qui suis-je ? Qu’est ce-que je vais faire quand je rentrerai, où ? Inévitablement. Je me connais chaque jour davantage, et pourtant, je n’arrive pas à me débarrasser de ce besoin de rentrer dans le rang, d’achever ce voyage hors norme, de plaire à autrui avant de me plaire à moi, un besoin qui colle à la peau, m’asphyxie.

Mon voyage ne s’arrête pas la, mais je dois faire un pit-stop. Après l’effort, un peu de confort. J’ai presque tout donné à l‘Inde. Je m’y suis plongé à corps perdu, sans presque m’arrêter, pour en voir le maximum, me remplir les yeux et l’esprit. J’ai beaucoup tiré sur la corde, physiquement et émotionnellement, en me disant que l’occasion est exceptionnelle, que je dois la vivre de la manière la plus intense possible, et que la Thaïlande arriverait à point nommé, que j’y reprendrais mes esprits.

Il y a pire dans la vie, que cette pause dans un endroit comme Koh Phangan, typhon Pabuk ou pas.

Je n’ai rien d’autre à faire que de reprendre des forces. Je n’ai jamais vu les tropiques auparavant, jamais eu ce fantasme de plages paradisiaques. Il m’est pourtant difficile de me reposer. Compliqué de ne pas avoir des flashs des faubourgs de Calcutta ou des enfants de Mumbai, lorsque je fais du shopping à Bangkok parce que mon linge est ressorti gris cendré des différents teinturiers en Inde, lorsque j’observe la plage depuis le hamac, suspendu au-dessus de la piscine.

Difficile de s’arrêter, d’accepter d’être improductif, de penser à moi, de m‘accorder du répit. De faire ce que j’aime, écriture, jeux débiles sur l’iPad, lecture, boire une bière. Qu’il est difficile de prendre soin de soi, de s’accorder de la douceur, de l’indulgence.

Difficile de concilier cette urgence de vivre, cette joie de vivre, cette culpabilité de vivre.

Mais qu’il est merveilleux, pourtant, de mettre ne fut-ce que le bout d’un doigt sur ce dilemme.

One thought on “Après l’effort

  1. Bonsoir Aymeric,
    Je continue à te suivre de loin…c’est-à-dire de la Bretagne bien grise même si le soleil promettait le printemps ce midi, et de temps en temps aussi quand je me retourne sur mon quotidien retrouvé et qui , malgré les amis retrouvés, manque tant de couleur…et de bruits et de chaos! Et oui tu me fais envie. Rentrée depuis moins de 3 semaines, je pense déjà à ce que je n’ai pas fait, a ce que j’ai fait et voudrais refaire… seule peut-être ( pour te situer …Mahamallipuram un petit déj avec 3 “mom” françaises de plus de 60 ans…) . Je croyais ne plus désirer l’Inde, être saturée…mais non, trop de questions encore, trop de mystères…. J’envie ton itinérance et toutes les promesses que cela te réserve encore..les rencontres, les remises en question, le regard sans cesse renouvelé sur soi et sur le monde, l’émerveillement…qui a nécessairement un coût psychologique, affectif..
    Pensées amicales
    Maryvonne

    Like

Leave a comment