Le cœur et le sang

Qui sont-ils, 

ces visages de l’ombre, ces branches qui forment à leur insu un arbre hétéroclite et improbable, que le hasard a réunis à jamais ; 

celui qui a pu tranquillement s’adonner à sa passion pour l’aquarelle tout en faisant prospérer son étude notariale d’une sous-préfecture reculée ; celle qui a traversé́ la mer pour échapper à la famine des champs arides et n’a connu que misère et servitude, et celui qui a déclaré la mort de quatre enfants en bas âge, signant chaque fois d’une croix les registres d’état-civil d’un pays dont il n’a jamais dû parler la langue ; celui qui a fait des enfants à la petite bonne, sans laisser ni le viatique de son nom de la bourgeoisie coloniale, ni un dinar, et celle qui a fini sa vie au couvent, après avoir connu deux fois l’humiliation des filles qui enfantaient hors mariage ; celui qui a fait un fabuleux héritage, puis s’est noyé dans l’alcool quand la crise l’a laissé sur le carreau ; celui qui a déjoué avec éclat la trajectoire sociale en forme d’impasse que l’on réservait déjà aux enfants d’immigrés, et celle qui ne s’est jamais exprimée autrement que par les nus de femmes revêches qu’elle peignait ; celle qui a eu le courage obstiné de rester au pays plusieurs année après l’indépendance ; celle dont la réputation a été broyée par un prétendant d’un soir et qui n’a jamais pardonné ni Dieu, ni les hommes, et celui qui avait déjà une famille, qui n’est descendu de son cheval d’officier que le temps de se reproduire et qui a disparu, détruisant les cœurs mais gardant son grade, et celui qui plus tard a fait sienne et aimé la petite fille blonde qui n’était de personne ; celui qui a toujours cherché à faire le plus grand bien autour de lui, exilé perpétuel que la colère n’a cessé d’écarteler, et celle qui est encore là et qui a encore peur d’être abandonnée ;

ceux dont j’extrapole le destin à partir de rares anecdotes, de bribes de conversations, de secrets de famille glanés au fil du temps – quand moi-même je n’ai jamais mis les pieds à Oran, à Nancy, à Alger, à San Miguel de Salinas ou à Remiremont, dans le Limousin ou en Alsace, quand moi-même je ne sais pas labourer un champ ni construire un mur ni soigner un malade ni rédiger un testament ni tenir un pinceau ni commander un régiment ni nettoyer chez les autres, moi qui agonise de problèmes que la majorité d’entre eux auraient rêvé avoir, moi qui ne me bats pour rien, qui suis né de la bonne couleur, dans une famille bourgeoise de province d’un pays prospère et développé, moi qui n’ai eu ni froid ni faim ni besoin, qui ai été éduqué et instruit sans devoir renoncer à mon enfance ou subvenir aux besoins d’un foyer – que feraient-ils de cette insouciance ; 

ceux qui ont tiré les bonnes cartes et tous ceux qui n’ont récupéré que les miettes – quand moi-même je n’ai jamais connu de chagrins d’amour qui aient bouleversé le cours de ma vie, ni causé de peines plus profondes qu’elles n’ont été passagères, moi qui ai sauté les frontières comme on joue à saute-moutons, sans jamais souffrir du déracinement d’un départ contraint et de l’exil – que feraient-ils de cette indépendance ; 

ceux qui avaient le goût de la lutte à défaut de pouvoir se permettre celui du luxe – quand moi- même je ne doute de rien mais hésite de tout, moi qui courbe l’échine à la moindre difficulté et remets tout au lendemain, moi qui vis dans la soie avec la peur sourde de ne pas y arriver, moi qui ai beaucoup reçu mais en fais si peu, moi qui vis mes amours en plein jour sans crainte d’être lapidé ou voué aux gémonies, moi qui ai pu rêver et réaliser mes rêves, qui ai pu me tromper puis rectifier, qui ai pu m’engager puis changer d’avis, qui ai presque toujours le choix, qui exerce sans crainte le droit de vote, qui jouis de la liberté de mouvement, d’opinion – que feraient-ils de cette chance ; 

ceux dont le sang s’est mêlé pour couler dans les veines de l’accident génétique que je suis – Maurice, Isabel Ana, Joaquin, le récidiviste anonyme, Incarnaciòn, Géraud, Etienne, Renée, Étiennette, Fernand, Huguette, Élie ; mes parents ; ces centaines de noms sans visage qui me précèdent, dont j’ai tracé l’existence en quelques clics avec une facilité déconcertante, qui n’existent plus que dans l’infinie mémoire de registres d’état-civil jaunis ; eux dont je perpétue les gènes, dont je suis simple descendant ou digne héritier – que feraient-ils de cette existence ; 

et moi – qui dois tout savoir pour tout mieux contrôler, moi qui ne sais toujours pas si je construis en fonction d’eux pour leur faire honneur ou en fonction de moi en intégrant leurs destinées, grâce à eux ou à cause d’eux, dans ce vaste canevas de fils d’Ariane que je peine à démêler pour en appréhender l’ampleur et la complexité, 

– qui suis-je ? 

(À Martine, qui m’a appris à lire entre les lignes.)

2 thoughts on “Le cœur et le sang

  1. vraiment pas mal…

    Le dim. 11 juil. 2021 à 12:51, Midnight in Mumbai a écrit :

    > Aymeric L. posted: ” Qui sont-ils, ces visages de l’ombre, ces branches > qui forment à leur insu un arbre hétéroclite et improbable, que le hasard a > réunis à jamais ; celui qui a pu tranquillement s’adonner à sa passion > pour l’aquarelle tout en fa” >

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  2. “moi qui ne sais toujours pas si je construis en fonction d’eux pour leur faire honneur ou en fonction de moi en intégrant leurs destinées, grâce à eux ou à cause d’eux,”
    Oui, nous sommes riches de tous ceux-là et plus riches encore de quelques uns , quelques unes qui ne sont plus et pour qui nous avons le devoir de bien vivre, de vivre ce qu’elles ne peuvent plus ou n’ont pas pu vivre…

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