De la colère, de l’amour

Trilogie de l’espoir, deuxième partie.

(Dimanche 9 décembre 2018)

Je cherche les rares panneaux d’indication, suivi à la trace par deux chiens errants, et puceux.
Je traverse un hameau, bien triste bidonville rural : une statue, déesse bleue avec un poignard dans chacune de ses huit mains, me fixe de son regard noir. Accroupie au bord de la route boueuse, une vieille femme vend quelques poissons. Je la prends en photo, elle hurle, me menace de son bâton. Je renchéris comme un idiot. Tamoul contre français, la joute verbale escalade, parfait dialogue de sourds.

J’arrive à Auroville, « lieu de vie communautaire universelle, où hommes et femmes apprennent à vivre en paix dans l’harmonie parfaite ». Je suis sceptique.
Hier soir, sur la terrasse au-dessus des bananiers, j’ai bu deux Kingfisher, cette infecte bière indienne que l’on coupe à la glycérine pour la conserver longtemps. J’ai mal à la tête. Dans la nuit, j’ai éteint le ventilateur qui faisait le bruit d’un avion qui hésite à décoller. Chaleur à crever, nuit blanche à ressasser. J’en fais trop, j’ignore ce que je cherche mais ne relâche pas l’effort. Zéro pause dans ma course perpétuelle élargie à l’Asie entière, je suis épuisé.

Gilets Jaunes, Acte 4 / 130000 manifestants, 89000 policiers, 2000 interpellations, 1700 gardes à vue, 260 blessés / 72% des Français soutiennent le mouvement (les autres stockent sucre et pâtes, redoutent 1789 ou 1968) / Barricades, incendies, dégradations, guérilla. 
Accéder à une vie meilleure ?

Le Matrimandir, le temple de la Mère, un bulbe doré psychédélique, atteri en rase campagne. Les accréditation et les contrôles sont pointilleux, presque paranoiaques. Je laisse sac, téléphone, papiers à l’entrée, en espérant les retrouver plus tard. Longue marche d’approche, mon groupe est dans un état d’expectative palpable. L’expectative de mon groupe : des occidentaux âgés avides de solution à l’équation de la vie ; une allemande, grande et pâle, boucles rousses, sari de travers. Je ris intérieurement, tout est ridicule.

Le gourou de service, un américain dans les 70 ans, résident de la commune depuis sa création il y a une quarantaine d’années, nous raconte Sri Aurobindo, la Mère, Auroville. Il en rajoute dans la théorie du complot, ne supporte aucune interruption. Long discours, je me mords les joues pour ne pas répondre. Arrivés au pied du temple, se on déchausse, on inspecte l’état de propreté des visiteurs admis dans le saint des saints, on distribue des chaussettes blanches à enfiler pour ne rien souiller. Strictes consignes de l’américain, ni bruit, ni mouvement, ni incantation pendant la méditation. Partout des bénévoles européens, service d’ordre de retraités, qui veillent que les des mécréants de passage ne commettent aucune incartade.

Je pénètre dans la fraicheur du sanctuaire. L’intérieur est en marbre blanc ; d’une ouverture au sommet, un rayon de soleil pénètre un globe de cristal géant posé entre douze colonnes. Des coussins sont éparpillés sur une moquette épaisse, étrangement immaculée. Je m’assieds.

Journée mondiale anti-corruption. Un indien sur deux a payé un pot-de-vin en 2018 / Figure de proue du Congrès, veuve et bru de deux premiers ministres assassinés, Sonia Gandhi fête ses 72 ans / La haute cour de justice à Bombay officialise le terme Castes Répertoriées, au lieu de l’usuel Dalit (brisé, en sanskrit), pour désigner 200 millions d’intouchables / Un économiste reçoit des menaces de morts après avoir tweeté une photo de lui mangeant du bœuf.
Échapper au Karma ?

Un signal lumineux clignote, le silence tombe comme un couperet. Venu par goût de l’expérience, pas pour méditer, je n’attends rien. Tout autour, les airs sont graves, béats. Pas un son, à ma grande surprise. Après un mois de klaxons, de musique, de cris d’animaux et d’humains, le vacarme permanent et épuisant de l’Inde cesse net. Je savoure ce calme brusque. Heureux sur mon coussin dans tout ce blanc, je quitte mon habit de sceptique. La respiration s’allonge, je relâche un peu de tension, je ressens une grande détente.

La question pénètre dans mon crâne comme une balle. Pourquoi autant de colère ? 
Je n’ai rien vu venir. Je ne me la suis jamais posée, mais l’instinct me dit que c’est la bonne. Toujours sur les nerfs, je pète un câble pour un rien, et l’Inde a décuplée ma rage, en passant à la loupe mes peurs les plus larvées. Pas celles des cafards, de la bouffe assassine, des draps d’hôtel tâchés de sang, de la lépreuse qui me tend un reste de main. Celle de ne pas être compris, de ne pas être entendu, de ne pas être reconnu. La peur de la solitude, du regard d’autrui que je ne dois jamais décevoir. La colère est le seul moyen dont je dispose contre la peur, non qu’elle m’en protège, mais parce qu’elle m’empêche de la voir. Au prix d’une toxicité qui me dévore et m’isole. 

L’éclair de lucidité m’a pris de court. Connais-toi toi-même ! Assis en tailleur, sans effort, je me tiens bien droit, je me surprends à sourire. Le calme de ma tête gagne peu à peu mon corps, comblant la distance qui semble toujours les séparer.
Et dans la paix du temple m’apparait alors le visage de mon père, doux et soucieux.

Mon père était un humaniste anxieux, un érudit en quête éternelle de savoir, de comprendre le monde et l’être humain. Médecin généreux, il se consacrait sans compter à ses patients, au détriment de sa famille. C’était un perpétuel exilé, un homme exigeant et attachant, brillant et orgueilleux. Sérieux, même quand il riait. Discipliné, intransigeant, rarement satisfait. Il s’emportait vite, souvent, blitz de furie éphémères et effrayants. La colère est une courte folie, disait Hippocrate. Il semble s’être calmé au fil des années. Mais le trop-plein de passion a trouvé d’autres voies, et s’est mis à le ronger lentement de l’intérieur, en silence.

Freud distingue la colère d’implication (où l’on est acteur et sujet d’un mouvement de refus, de protestation, de révolte) de la colère d’imputation : décharge émotionnelle destructrice qui cherche un responsable, un coupable dont on est la victime, réaction impulsive à ce qui est ressenti comme frustration ou agression.

Une femme se met à tousser, on l’expulse manu militari. Je me méfie d’abord de cet eurêka spectaculaire, dans ce temple de hippies. Je me méfie de sa limpidité, après des années de psychanalyse bidon et la culpabilité entretenue de ne pas trouver l’origine du mal-être. Je flaire le cliché, mais je me sens rassuré, détaché. Il existe sûrement une autre voie à la colère, fatalité héréditaire, comme moyen d’expression. Un vers de Rilke me revient « Tu n’es pas encore froid, il n’est pas trop tard. » 
La perspective m’inspire, me rassure. Serein, je ne combats plus.

Le silence dure. La lumière clignote à nouveau, on émerge de la torpeur méditative. L’allemande essuie ses yeux avec un coin de sari.

Léger et interdit, je sors des entrailles du temple, dans la chaleur et le bruit. L’américain rameute les troupes, il appelle aux dons, je m’éclipse, récupère mes affaires. J’éprouve un grand soulagement, incapable de réellement saisir ce qui m’arrive. Un monde s’ouvre à moi, qui m’attend. 
L’allée de terre rouge qui mène à la sortie passe sous les branches monumentales d’un banyan centenaire.

Mon père aimait les arbres. Le besoin de lui plaire s’opposait à celui d’être compris, à mon détriment. Peur de ne pas être à sa hauteur, frustration de ne pas trouver grâce à ses yeux. J’aurais souvent voulu pouvoir le détester sereinement.
« Atroce contradiction de la colère, née de l’amour et qui tue l’amour », écrivait Simone de Beauvoir.
Je voudrais qu’il me voie avancer, seul à travers ce sous-continent compliqué et captivant, dormir dans des bouges, manger dans la rue, marcher avec les va-nu-pieds, et en tirer une joie immense et inexplicable. Je veux prouver ma force, physique, mentale, je suis increvable, je suis enfin un homme.

Je me fraye un passage dans la foule des visiteurs. Je réfléchis à la suite, mes priorités semblent évoluer. Sentiment de liberté – ces choix que je continue de faire, bons ou mauvais, ce sont les miens. Venu à ma recherche, j’arrive à ma rencontre.

Je me laisse porter, au hasard de mes pas. Des champs, un bois, la poussière, des gamins, une rivière, des baba-cools, des palmiers, des ordures, des chèvres, des paysans en scooters, encore des vieilles. Je récupère mon sac à dos, je repars.

La colère de n’avoir jamais réussi à l’approcher laisse place au souvenir heureux d’avoir pu paisiblement accompagner ses derniers jours. 
Je comprends aujourd’hui que sa froideur et sa distance n’ont été que le masque d’une réserve profonde et maladroite. 
Je découvre, alors, le sentiment d’avoir été aimé.

Je prends la dernière place libre à côté de Suzanne, une retraitée belge qui voyage seule, en route vers Chennai. Le car gouvernemental, épave rouillée et rapiécée, grince et vibre, prêt à imploser. Je ne suis pas rassuré, elle m’offre des noix de cajou, me dit avec douceur, N’aie pas peur, aie confiance ! Le chauffeur hurle, accélère, klaxonne, slalome.

Je parle, elle écoute, nous évoquons les promesses du voyage, les rencontres, le regard sans cesse renouvelé sur soi et sur le monde, l’émerveillement, l’inévitable coût psychologique. On s’habitue à tout, on s’y fait, on en sort plus fort.

Je m’arrête à Mamallapuram, sur le Golfe du Bengale, courte trêve avant Delhi. Je longe la route, vers l’océan. Assise sur une chaise en plastique sous un soleil de plomb, une femme vend des noix de coco empilées en pyramide. Elle coiffe une petite fille, à ses pieds. Je les salue, Namaste ! Elles me répondent en riant.

Je suis à ma place, au bon endroit, au bon moment.

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