La relève

Trilogie de l’espoir, première partie

(Exercice de style, au tu)

Avec précaution, tu sors sur le balcon, cigarette aux lèvres, en caleçon. Tu refermes la baie vitrée pour ne pas laisser rentrer d’odeur. Tu grattes une allumette, tu allumes. Debout contre le garde- corps, tu inspires une longue bouffée, les yeux fermés. La fumée descend dans la gorge, t’emplit les poumons. Tu exhales par le nez. Tu as honte d’avoir repris, mais tu jouis. La nicotine t’assomme presque immédiatement. Oxygénation réduite, légère baisse de tension, l’extrémité de tes doigts fourmillent. Tu planes un peu.

Inquiétude instinctive de perdre l’équilibre, tu t’assoies sur le tabouret, unique meuble du balcon. Tu étends les jambes, tu les soumets à un examen minutieux, obsessif. À droite, cuisse et mollet sont encore atrophiés, la différence avec la gauche est visible. Tu remarques les effets de la rééducation : les muscles se reforment, tu réussis à plier le genou à 45 degrés, tu ne boites plus.

La deuxième bouffée est subtilement moins délicieuse. Tu aspires, tu espères retrouver la sensation initiale. Tu balayes du regard les fenêtres de l’immeuble en vis-à-vis. Tu observes, sans bien voir, ces gens que tu devines derrière les voilages. La circulation du matin bat son plein, le va-et-vient des voitures monte jusqu’à toi. Tu jettes un coup d’œil à l’avenue, huit étages plus bas. Vertige. Première clope du jour, tu as perdu l’habitude.

Tu rejoues dans ta tête la séquence des évènements. Le trek en solitaire, la jungle, la roche qui barre le chemin, escalade, dérapage, chute. La douleur foudroyante au genou, les mains ensanglantées après t’être touché le visage. Constat, décisions, instinct de survie. Heures de marche forcée, appuyé sur un bâton de pèlerin improvisé, paysages idylliques sur fond de mer turquoise, tu ne retrouves pas le chemin. Tu t’arrêtes souvent, tu hurles à pleins poumons pour évacuer la souffrance, la colère. Pas un chat, quelques singes.

Tu aperçois du balcon les arbres du Père Lachaise, les HLM de Belleville. Un peu de vert, du béton, ton nouvel horizon. Tu rêves de mettre tes baskets, d’aller courir, de pousser jusqu’au Bois de Vincennes, sentir ton corps, l’espace, la vitesse. Pas avant deux mois, t’a défendu le kiné. Tu peux toutefois sortir marcher, t’aérer, avec la prudence qui anticipe désormais tous tes mouvements.
Tu essaies de faire des ronds avec la fumée, échec.

Le dispensaire de l’île où l’on parle mal anglais, l’adrénaline qui retombe d’un coup, les nerfs à vif, l’ironie de l’attente au bord de la piscine, jambe en l’air, genou enflé. Transfert à Bangkok, le diagnostic, le ligament, la thrombose, la nuée d’infirmières aux petits soins qui rient de tes blagues, les examens, deux semaines de faux espoirs, rapatriement sanitaire. Le Boeing d’Air France, arrivée glaciale à Roissy, la dernière ambulance, ta ville natale, l’appartement de ta mère.

Tu t’es remis à fumer, cinq ans après avoir arrêté : le ridicule de la situation te sidère. Tu te rappelles la première fois, derrière le lycée à Reims, l’excitation tremblante, la certitude d’être un adulte qui fait ses propres choix. Envie d’un autre café, flemme de te lever. Le souffle est court, fumer te vide de ton énergie, les barreaux du balcon sont sales, le défoulement du sport te manque.

L’attelle qui démange, les béquilles qui écorchent, les journées passées allongé, du lit au canapé. La physiothérapie, les médocs. Les souvenirs de deux mois en Inde, la promesse avortée de l’Asie. La sollicitude souvent suffocante, humeur de chien. Netflix et Marlboro comme échappatoire. Ta sœur, présente, positive, prévenante. Après les années à l’étranger, le périple final, le choc du retour que tu n’avais pas prévu aussi brutal, dans un pays que tu reconnais à peine. Février gris, gilets jaunes, cafard noir.

Les tissus se remettent, les hématomes disparaissent. Lent retour au réel. Tu martèles ta chance comme un mantra, pas de fracture ouverte, pas de traumatisme crânien, pas de séquelles durables. Tu cherches à écarter une sensation diffuse, solitude absolue, celle que l’on ne choisit pas, qui te fait penser que ni rien, ni personne ne t’attend.

Tu fais appel à tes souvenirs, tu invoques cet étourdissant sentiment de liberté, ressenti sur les routes du Tamil Nadu, sur les collines du Karnataka, sur les bords du Gange. Le monde entre tes mains. La révélation d’être à ta place, au bon endroit, au bon moment, dans la bonne vie.

Tu doutes, par où recommencer ?
Tu tiens le bout de cigarette délicatement, entre le pouce et l’index. Tu fumes lentement, concentré, tu avales la fumée avec une avidité coupable, tu fais durer jusqu’au filtre.
Par la vitre, les murs encore nus du nouveau studio renvoient la lumière du matin. Ton indépendance retrouvée. Meubles, livres, affaires, ta vie, en un seul endroit. La promesse d’une vie nouvelle, tes espoirs professionnels, tes désirs et tes projets, écrits sur une feuille pour leur donner un début d’existence.

Tu listes mentalement les priorités de la journée, BNP, Sécu, trouver une piscine, un rendez-vous pour l’IRM de contrôle, envoyer des CV, vider les derniers cartons.
Ébauche de sourire. Tu te dis, malgré tout…

Tu hésites un instant à en rallumer une deuxième, avec le bout de la première. Le relent de tabac en bouche est fort, tu le préfères au souvenir du goût métallique des anticoagulants. La dernière bouffée est âcre, ça pique, tu tousses.

Tu te décides. Tu te baisses, tu écrases le mégot entre ceux de la veille, dans un pot de fleurs vide. Tu prends une grande inspiration, tu te lèves en répartissant bien le poids du corps sur tes deux pieds. Tu es debout. La porte glisse, tu rentres.

Sur la table, des papiers à trier, ton iPhone, une tasse vide. Et la petite tortue en pendentif, sculptée dans la pierre noire, offerte à Calcutta, que tu portes chaque jour contre ton cœur.

Tu es en vie.

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