À la tâche (2018)

Trilogie de l’ennui, première partie

Éteindre la musique.

Redoubler d’efforts pour sortir de la torpeur intellectuelle.
Fermer les onglets chronophages du navigateur, quitter les logiciels qui ne seront pas strictement nécessaires à la tâche. Se concentrer. Improviser un exercice de respiration. Se persuader que tout ira, se convaincre de son talent, de ses capacités. Déterminer un plan d’attaque. Définir la problématique principale, les thèmes à traiter, les axes à suivre, la conclusion à atteindre. Noter sur un bloc, ajouter des couleurs, des flèches, souligner, surligner.
Cogiter. Rebondir de pensées en pensées. Laisser l’esprit dériver. S’en apercevoir. Se reconcentrer. Lancer les recherches, rouvrir Internet, chercher des pistes, le feu sacré, l’inspiration. Maintenir le cap. Noter des idées, les creuser, les peser, les opposer. Réorganiser, reprendre, cogiter. Chercher un sens, hésiter. Tenter de ne pas se laisser submerger par le mental. Faire une pause, avoir faim. Ouvrir le frigo. Laver la vaisselle, rincer la baignoire. Renoncer à lancer une lessive.
Se rassoir. Répondre à un message, en écrire un autre. Reprendre les notes. Contrôler Facebook pour récompenser une demi-heure d’attention continue. Écrire un premier jet, retravailler le texte, couper, copier, coller, recommencer. Sauvegarder. Relire, réfléchir.
Se soucier du paiement, contrôler le compte en ligne, réaliser que le dernier communiqué n’a toujours pas été payé. Écrire un mail cinglant au client, connard du CAC40, insultes, menaces de tortures, d’humiliation. Réaliser que la bataille est perdue d’avance. Ne pas envoyer le mail, l’effacer. Fermer les yeux pour essayer d’oublier le solde négatif du compte, de cette carrière, ravaler la honte, se convaincre que le fric compte moins que le bonheur, se rappeler que le bonheur, ce n’est pas cette existence de rédacteur marketing indépendant, isolement, chômage, vaches maigres, servitude.
Se demander à quel moment il aurait fallu bifurquer. Chercher une passion qui paie, lâcher l’idée. Réécrire l’histoire, rêver d’une seconde chance, rejouer dans sa tête les occasions manquées, imaginer une fin différente. Douter. Dériver. Se laisser prendre par l’angoisse. Vouloir reprendre le contrôle.
Se lever, boire un verre d’eau, faire les cent pas, des étirements, se couper les ongles. Se rendre compte de l’inutilité de ce métier, de la solitude qu’il engendre, des démons qu’il fabrique. Reprendre le texte. Deuxième jet. Pause Instagram. Redoubler d’effort, se concentrer, respirer, écrire, lire, réécrire, relire, se lever, se rassoir, douter, WhatsApp, espérer, continuer. Donner forme. Et répéter, toute la journée, jusqu’à achèvement de la tâche.
Réussir à terminer, se satisfaire, relire, se féliciter, redouter immédiatement le fourvoiement, le hors-sujet, décider si le texte répond au brief, chasser fautes et contresens. S’interroger sur le sens, le futur de cette vie. Appréhender le lendemain, retourner au tapin, draguer le client.
Mettre en page. Écrire un email rapide, feindre l’enthousiasme dans leur jargon « Je reviens vers vous, cordialement, etc. », s’inquiéter du moment opportun pour adresser la facture. Abominer les agences de publicité, les maisons de coutures, exécrer les start-ups, abhorrer les mauvais payeurs, les ressources humaines, haïr le marketing, les nouvelles technologies et tous les autres. Se promettre que c’est la dernière fois, refuser de s’humilier pour si peu. Rêver d’une vie meilleure, où je serais seigneur du château.

Rallumer la musique.

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