Trilogie de la mort, dernière partie.
« Réveille-toi, il est mort ! »
Elle a crié du couloir, avant même d’ouvrir la porte du salon, où je dors sur le canapé, avec ce ton excédé qui lui est caractéristique, mais dont elle ne s’aperçoit jamais.
L’infirmière de garde a constaté le décès lors d’une ronde de contrôle. P. dormait dans la salle d’attente des familles, c’est à lui qu’a incombé la tâche de prévenir tout le monde. On se retrouvera à l’hôpital. Il est à peine 5 heures.
Le choc court-circuite un sommeil superficiel : j’attends la nouvelle depuis trois ans, je me suis souvent interrogé sur l’effet qu’elle aurait. La formulation du message, oxymore à l’étrangeté évangélique, me choque plus que la nouvelle de la mort. Cette suspecte absence de peine m’agite. Je devrais être abattu, je ne le suis pas.
Je l’ai vu une dernière fois, la veille au soir. J’ai passé un peu de temps avec lui en tête à tête. Enfants, petits-enfants, tantes et belles-sœurs, une vieille amie, des infirmières, son autre famille, beaucoup de monde se succède à son chevet. Depuis cinq jours, nous passons les journées aux soins palliatifs, ignorant combien de temps il s’accrocherait à la vie avec le peu de forces qui lui restent – les médecins eux-mêmes ne cachent pas leur surprise.
L’attente est épuisante, et les crises de sanglots nerveux fréquentes. Je l’ai maintes fois prié, ordonné, dans ma tête, de mettre un terme à cette torture de l’agonie. Les conséquences pratiques de sa mort me terrorisent d’avance, la deuxième femme, la première, obsèques, notaires, dernières volontés, la fin du monde d’hier, l’incertitude de celui de demain.
Mais, à aucun moment, je n’envisage encore l’étendue, la force de ma propre douleur, de l’absence.
Assis au bord de son lit, je suis fasciné ce soir-là par sa tranquillité résignée, par sa maigreur extrême, squelette que l’on devine sans peine sous la fine peau qui couvre son visage, ses mains, par son souffle, sifflement imperceptible, dernière trace de vie émanant de poumons métastasés.
Allongé sur le dos, tête légèrement inclinée sur le côté, mains presque jointes sur le torse, yeux enfoncés au fond de leurs orbites, regard fixe, bouche ouverte – il ressemble à un personnage biblique, suppliant, scène apocalyptique d’un tableau du Louvre. Parfois un râle, mais il ne souffre pas, morphine aidant.
J’ai sorti mon téléphone, j’ai pris une photo, gisant au teint cireux, couleur du cancer. Puis une autre, en m’éloignant du lit pour prendre la scène dans son ensemble. Enfin, un gros plan de son visage et de ses mains jointes. À chaque photo, le déclic du téléphone fait croitre une honte coupable. Je ressens pourtant simultanément un autre sentiment, que j’ai compris bien plus tard : une profonde paix, la preuve tangible, un souvenir photographique, de lui tranquille, inoffensif, presque doux. De l’avoir pour moi. De l’aimer. Je n’ai, d’un coup, plus peur de lui, de lui déplaire, de l’irriter, de ne pas me montrer à la hauteur de ses expectatives.
Dans ce comateux, ce corps refroidissant, je trouve enfin une douceur que j’ai longtemps espéré. Je prends sa main, et je goûte enfin un contact physique, libre de toute gêne, de tout attente, de toute rancœur. Mais les rôles sont inversés, et c’est le fils, pas le père, qui protège, veille, rassure.
Je sais qu’elle va revenir, allumer la lumière, parler. J’ai un bref instant de répit, immobile, avant d’affronter, de mesurer l’onde de choc, imaginer ce qu’il en sera de moi, de nous. « Il est mort » : je répète des mots encore vides de sens, comme si j’allais les allumer, les activer, provoquer une révélation.
Je prends mon téléphone sur la table basse, je fais défiler sur l’écran les photos d’hier soir.
On a beau savoir les choses, on ne s’habitue pas.