Trilogie de la mort, deuxième partie.
Été 76. Elle tient dans les bras un bébé qui la scrute. Elle ne regarde jamais l’objectif sur les photos, ses yeux semblent toujours chercher quelqu’un sur le côté. La coiffure simple a la beauté naturelle de la jeunesse : les cheveux bruns, aux reflets auburn, tombent en boucles souples sur les épaules. Une grande mèche dissimule une partie de son visage.
Autre photo, douze ans plus tard, sur les hauteurs de Florence. Amoureuse de l’Italie, elle initie l’adolescent timide qui lui tient le bras. Le contre-jour rend les visages indiscernables, mais pas la mise en plis sophistiquée, casque guerrier qu’elle porte haut et fier, pleine de vie, d’assurance. Je l’appelle dorénavant Madrina, marraine – ça lui plaît énormément.
Encadré sur mon bureau, un portrait d’elle, la main à l’oreille, le sourire souligné par les pommettes saillantes.
Plus fort, je n’entends rien. Ce doit être en 94, époque encore insouciante, à un cocktail : on la voit de face, à l’arrière-plan, regard indirect, espiègle, à demi cachée par l’épaule d’un invité. Elle a beaucoup d’amis, elle aime sortir, voyager, elle est cultivée, curieuse. Elle porte un tailleur bleu et un haut jaune pâle. Ce blond cendré lui sied, le brushing à la Lady Diana est vaporeux, élégant. Est-ce que c’est quelqu’un à qui l’on voulait ressembler, dans les années 90 ?
À la campagne, dix ans plus tard, le contraste est frappant. L’occasion doit être importante pour qu’elle accepte de quitter Paris, où elle vit quasi-recluse.
Elle évite l’objectif, commesi son obscurité pouvait endommager la pellicule.Assise près de ma sœur, elle l’observe. Regard oblique, affectueux, triste. Sourire forcé, visage bouffi, rouge, elle se plaint de la chaleur, elle serre le cœur. L’effort d’élégance est louable, mais elle est trop blonde, les boucles ondulent sans friser, masse informe qui ne tient qu’à grands coups d’Elnett. Elle ne se ressemble déjà plus, et le sait.
Le chant du cygne, la remise des Palmes Académiques, au terme d’une rude carrière, dans le microcosme délétère de l’enseignement privé. Mise en plis parfaite, front dégagé, mèches platine, le coiffeur s’est lâché avec les bigoudis. Elle, toujours si chic, a grossi et n’a plus que le choix de la tunique noire qui camoufle. Elle en souffre.
Seuls la coiffure de fausse lionne et le foulard Hermès permettent de raccrocher un fragment du passé. Papa filme le discours qu’elle prononce, gracieux mais amer, elle remercie de sa belle voix, claire et posée. Sans se déparer d’un sourire de Joconde, ses yeux racontent une autre histoire. Je suis encore absent. Je vis à Milan, je suis occupé, indisponible.
2012. Le calme après la tempête, avant l’ouragan. La pénible cure aurait porté ses fruits. Officiellement, elle a arrêté. Le choc, quand une petite vieille, fragile, m’ouvre la porte : elle a certes beaucoup maigri, mais elle a pris 30 ans. De sa belle toison ne subsistent que des mèches filasses, auxquelles le peroxyde tente d’insuffler un dernier élan.
Elle parle avec peine, s’essouffle. Je retrouve pourtant une petite flamme, de la lucidité. Elle m’emmène déjeuner au Lutétia. Elle plaisante, envisage le futur, commande des huîtres. Et, juste avant que le serveur ne tourne les talons après avoir pris la commande, un verre de Chablis. Elle évite mon regard. Lâche, je l’avais déjà baissé.
2014. Le visage est étrangement, et finalement, serein, mais j’ai une certaine difficulté à la reconnaître. Le cheveu, fin et clairsemé, est plaqué en arrière, tâchebâclée par de petites mains de l’AP/HP. Elle aurait détesté se voir coiffé comme ça. Le blond vire au gris, dégringolade des derniers mois, reflets des murs de la chambre mortuaire. Je suis allé prendre chez elle, dans son coffret à bijoux, la broche en faux diamants que j’avais été si fier de lui offrir, enfant. Je l’accroche au revers du blazer, délicatement, pour ne rien déranger, et j’embrasse le front froid, la main sur ses cheveux.