Dans le royaume des vivants et des morts

Trilogie de la mort, première partie.

À Varanasi, ou Benares, la ville sainte des bords du Gange, le fleuve sacré de la religion hindoue.

Nous avons longés de hautes rangées de bûches méthodiquement empilées le long des ruelles. Des préposés sont occupés à peser le bois, avec des balances qu’ils manœuvrent à bout de bras, que récupèrent ensuite des forçats qui portent des charges inhumaines sur leurs dos. Plusieurs vaches, affalées dans leur bouse, ruminent le long du parcours, nous ignorant parfaitement. Dans un silence suspect en Inde, nous approchons du ghat. Aux murs de bûches succèdent de minuscules échoppes, points d’approvisionnement pour les rites mortuaires : poudres accélérant la combustion, encens, bijoux, matière à offrandes, couronnes de fleurs, toiles dorées qui recouvriront les corps lorsqu’ils seront immergés dans le Gange avant leur incinération, et d’autres articles que je ne connais pas, dont je n’imagine pas l’usage.

La foule devient plus dense, malgré l’heure avancée de la nuit. On nous approche, on nous interdit formellement, de manière assez agressive, de prendre des photos, de respecter les lieux ; nous nous y engageons tous les deux.

Au détour d’un petit temple, nous sommes en haut du ghat, ces larges marches qui s’élargissent en descendant vers le fleuve sacré. Sous nos yeux, un spectacle inoubliable, obsédant, hypnotisant, éprouvant. Une scène dantesque, au sens le plus littéral du terme.

Des personnes par dizaines, hommes, femmes, quelques enfants, en habit traditionnel ou vêtus à l’occidental, qui prient, rient, crient, pleurent, fument, téléphonent, crachent leur bétel, observent. Des chiens, des vaches qui musardent partout. Et à mi-hauteur, entre notre point d’observation et le fleuve, les bûchers.

Flammes vives, ou braises, ou amoncellement de bûches en cours de préparation. Le feu crépite, la chaleur est intense. Les familles des défunts se regroupent autour des bûchers : les hommes se sont fait raser la tête, comme l’exige la tradition, par des barbiers dans les ruelles voisines. La rumeur, sourde, gronde. La cloche, les chants, les processions, les meuglements, le crépitement, les moteurs de bateaux qui approchent du bord. On descend des corps emmaillotés dans des toiles colorées vers le Gange, on les immerge, à proximité des nombreux intouchables vêtus d’un simple pagne, qui filtrent inlassablement les cendres jetées dans le fleuve, dans de grands tamis, à la recherche d’un morceau de bijou, d’un fragment d’or, d’un hypothétique trésor, pour nourrir les enfants pouilleux qui jouent ou dorment à proximité.

La famille entre dans l’eau, le corps est plongé, ressorti, la procession se remet lentement en marche, vers les bûchers que d’autres intouchables finissent de préparer. On sort le corps des linges qui le recouvrent, on le place sur le bûcher, on le recouvre de bois, on le saupoudre de cette poussière qui les fera brûler plus vite. Économie de bois, optimisation des délais. Les places sont chères, la grande faucheuse ne s’arrête jamais.

J’ai vu une femme, petite, la cinquantaine environ, assez grosse, vêtue d’un sari vert, une grande marque rouge verticale lui barre le front, de la poudre de curcuma apparement, celle que les prêtres hindous utilisent pour bénir en marquant les fronts d’un point de couleur vive. Les intouchables ont du mal à la hisser sur le bûcher, elle doit être lourde ; une vache sacrée, impassible, les gêne. J’ai vu un petit homme, très vieux, squelettique, le visage peint en blanc. Rigor mortis, il ne plie pas quand on l’installe. Un fils, idéalement, allumera ensuite le bûcher.

Entre les deux, un corps flambe : j’y devine, après un long moment d’observation, une tête, coincée entre deux gros morceaux de bois pour maintenir le mort. Plus loin encore, des pieds violacés, gonflés, dépassent du bois et des flammes. Il y a environ sept ou huit bûchers sur le ghat. Au dessus du ghat, les cheminées modernes d’un incinérateur électriques s’élèvent : ce sont ceux des services municipaux. Pour les corps inconnus, ou les moins croyants, ou ceux accros au confort moderne ?

Le rituel mortuaire est identique, immuable, quoiqu’adapté aux budgets de chaque famille. Les riches utiliseront davantage de bois, de santal de préférence, très onéreux. Les pauvres se contenteront de quelques mauvaises bûches, et l’on aura recours à des méthodes pour optimiser la combustion, avant de rejeter des cendres mêlés de morceaux de corps mal brûlés dans le fleuve : les témoignages sont nombreux, de ceux qui ont vu des restes humains flotter lors de promenade en barque sur le Gange. Les prix d’une incinération varient de 500 à 20 000 roupies (de 6 à 250 euros environ). Parfois beaucoup plus, jamais moins.

Mourir à Varanasi, y être incinéré, c’est la promesse d’échapper au cycle de la réincarnation et donc de connaitre la paix éternelle. La mort est un marché florissant. Les marchands de bois forment une lobby puissante, les castes préposées aux basses tâches prennent enfin un pouvoir officieux important, qui les rend aussi intouchables qu’indispensables.

Les bûchers, la foule et les animaux, le bord de l’eau, les ordures, la cendre qui se mélange à la boue, la vie et la mort, la joie et la peine, la merde omniprésente sur laquelle je continue à glisser. Les vêtements se couvrent doucement de cendres, qui volent haut dans le ciel puis se déposent, comme des flocons d’une neige funèbre, l’air est âcre, la chaleur insupportable, les flammes crépitent haut dans la nuit, l’odeur est indescriptible.

Ce ghat est un théâtre. Nous sommes choqués, mais fascinés, hallucinés, mais incapables de détourner les yeux de la scène. La vie, la mort. Il se tient près de moi, je sens sa présence, nous parlons à peine, juste pour demander si ça va, si l’autre veut rentrer.

De la vapeur d’eau s’élève parfois des bûchers, on cherche à optimiser la combustion, pour former les braises et en finir : les méthodes employées sont pénibles à voir. Les animaux, les gens, famille ou badauds, circulent entre les bûchers. Entre la mort circule la vie. La différence entre les cultures et les traditions mortuaires, en occident et en orient, est un vaste sujet de discussion sur lequel je ne me lancerais pas. Mon coeur bat trop fort, j’ai chaud, envie de vomir, de fuir, mais aussi de rester, de continuer à regarder. La sensation qui m’envahit est incroyable, enveloppante, enivrante, elle est indescriptible, à la mesure de la scène à laquelle je suis en train d’assister. Je n’ai jamais rien vécu de semblable, La description que j’en fais ici est incomplète, maladroite, certainement faussée. Les mots me manquent, ils semblent vides de sens.

Un regard entre nous, nous nous comprenons. Nous rentrons dans la nuit, le long du Gange silencieux. Perdus dans nos pensées, face à nos démons, nos peurs, nos doutes, nos solitudes. Ce n’est pas le spectacle un peu pervers d’assister à la combustion de cadavres qui choque, mais la surprise de constater, que la mort et la vie sont aussi étroitement liées. L’émotion est épuisante.

À quelques centaines de mètres de notre petite chambre d’hôtel, peuplée d’une société secrète de cafards, les bûchers brûleront vivement toute la nuit. Couchés dans les lits jumeaux, nos mains se cherchent, se trouvent, nos doigts s’enlacent et ne se lâchent plus. Il me rejoint dans mon lit, nous nous serrons très fort. Je suis tellement heureux qu’il soit là, avec moi.

Nous sommes vivants.

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