Charité bien ordonnée

« Vous encouragez la mendicité en Inde, Monsieur ! »

L’accusation est lancée, catégorique, lourde de reproche, blessante.

Les deux hommes (des touristes bedonnants et moustachus, venus de l’Orissa, au sud du Bengale : « une région magnifique, vous devez absolument la visiter, on se fait un petit selfie ? ») sont formels. Les mendiants professionnels sont la plaie majeure de l’Inde moderne, ils volent la société, ne contribuent en rien à l’activité économique nationale et ternissent l’image auprès des touristes. Ici, exactement comme en Europe, j’ai eu droit à cet argument nauséabond et malheureusement universel, selon lequel on vit grassement de la mendicité, qui est un choix de vie, sinon de carrière.

L’homme a qui je viens de donner un billet de 50 roupies (64 centimes d’Euro, au cours du jour) essaie de m’embrasser la main, mais je le vois venir et j’esquive. Ma peur des germes est plus forte que mon grand coeur et ma générosité. Je suis capable d’interagir avec des mendiants dans la rue, mais certaines de mes limites demeurent infranchissables.

Il doit avoir 75 ans environ — en tout cas, c’est ce qu’il parait. Il porte un pagne qui a dû être blanc dans une vie antérieure, une chemise noire très élimée. Quelques touffes de cheveux blancs, peu de dents, de grosses lunettes d’écailles. Il est très maigre, ses jambes sont arquées, il se déplace avec peine. Il me fait penser à Gandhi, et à mon père, juste avant sa mort, rapport à la maigreur.

Oui, bien sûr, la peine qu’il m’a causé m’a fait mettre la main au portefeuille. Je n’ai pas pitié de tout le monde ; ma pitié est sélective. Les très jeunes, les très vieux, les pas trop abimés, les pas trop sales, ceux que je réussis à peu près à regarder en face, les moins agressifs, ceux qui ont l’air vraiment triste. Les handicapés, les estropiés. Et ceux qui me rappellent mon père.

Le débat sur la mendicité est un sujet infini, épineux, sur lequel on s’écharpe sans espoir de consensus. J’aime décrire et évoquer, je ne sais pas bien débattre, surtout d’un sujet dont je ne connais pas tous les tenants et les aboutissants.

Donner ou pas donner ? Les mères qui portent des enfants dans leurs bras, les louent-elles à des cercles mafieux ? Donner, est-ce encourager la criminalité ? Comment contribuer, comment aider ? Faut-il seulement s’en émouvoir ? En Inde, le débat prend des proportions incommensurables.

Pour citer la sainte locale, Mère Teresa, la charité, c’est une goutte d’eau dans l’océan, mais cette goutte, si elle n’était pas manquerait à l’océan. Certes.

Voir la pauvreté extreme de près est extrêmement dérangeant. Il y a quelque chose de fascinant, de pervers à l’observer de près. Et puis, ensuite, l’ignorer est d’une facilité insolente. Oui, cette misère me renvoie à mes privilèges de blanc occidental issu d’une classe moyenne heureuse. Oui, je passe des petits marchés avec ma conscience, j’achète pour 50 roupies des espaces de tranquillité, comme la pub à la télé. Je suis une bonne personne.

À Mumbai, le deuxième soir. Après avoir dîné au Café Leopold, à Colaba, (une cantine où les britanniques avaient leurs habitudes au temps du Raj, aujourd’hui un restaurant indien archi fréquenté par les touristes, dans un décor colonial aussi magnifique que fané), je manque de marcher sur un enfant, assis dans le caniveau. Je n’avais pas encore l’habitude de l’Inde, regarder à gauche, éviter les enfants, avant de traverser la rue.

Fascination de la pauvreté. J’observe. Ils sont deux. Une femme, que je pense être leur mère, très jeune, petite, m’approche. Elle tend la main, me parle d’une voix plaintive, je ne comprends pas, ce qu’elle dit, mais la situation est claire, je peux bien donner un billet. Je sors 20 roupies, qu’elle refuse. « Rice sir, rice. Please sir ! »

Voilà, plutôt que de donner de l’argent, nourrissons cette famille !

Le quartier regorge d’échoppes, de petits magasins, de boui-bouis en tout genre. Je me dirige vers un de ces comptoirs, elle refuse catégoriquement « No, no, not here ! », me fait signe de la suivre. Elle se dirige vers une rue perpendiculaire, moins fréquentée, je la suis. Je me tiens sur mes garde, attentif au traquenard. Elle me fait entrer dans un magasin, sorte d’épicerie-quincaillerie. Elle parle un moment, d’une manière qui semble assez agressive, avec le patron des lieux : il disparait dans l’arrière.boutique, et revient avec un sac de riz. Un très gros sac de riz, au moins 10 kilos, si ce n’est 15.

« 500 ! ». Sans autre forme de procès. Le commerçant me regarde fixement, attend l’argent.

Je suis pris au dépourvu, c’est bien plus que les 20 roupies que je m’apprêtais à donner à la mère de famille. Puis je me rappelle mon dîner au café Leopold, une bouteille de Kingfisher, un chicken tikka, du riz, un cheese nan, le tout m’ayant coûté à peu près la même chose. Environ 6, 50 euro. Une broutille. La famille mangera plusieurs jours, je jouirai de ma bonté plusieurs jours. Je paye, nous sortons.

À l’extérieur, la femme, le sac sur l’épaule, prend ma main, la serre, me remercie abondamment.

Je me sens Kouchner et tous les French Doctors, je me sens heureux, généreux, fier.

Sur ce, je la quitte et me dirige vers l’Hotel Taj Mahal, à deux pas de là. Je veux aller au bar au dernier étage, voir Mumbai de haut, voir une autre réalité, faire un break avec cette pauvreté qui a marqué ces deux jours. Je passe les pointilleux contrôles de sécurité, pénètre dans cette enclave du luxe, avant de me faire très gentiment refouler du bar, réservé aux clients de l’hôtel. Je ressors.

Je me dirige vers un autre bar, repéré dans mon guide. Dans une autre parallèle à l’épicerie, je reconnais, assis sur la route, la mère, les deux enfants, avec une autre femme. En me voyant, elles se lèvent, foncent vers moi , la main tendue, me suppliant de les aider.

Je tente une explication d’une sibylline naïveté. « Madame, vous ne me reconnaissez pas ? » Non , absolument pas. Je suis suffisamment choqué pour tenter de plaider ma cause. Un homme s’approche, les trois se mettent à crier. Je suis tétanisé. Le garde de sécurité d’un restaurant à proximité intervient, leur hurle dessus, ils s’éloignent, moi aussi. Je me sens merdeux.

Quinze jours plus tard, à Fort Kochi, je raconte cette scène, qui m’a marqué, à la dame qui m’héberge. Elle sourit avec indulgence, m’explique que c’est un tour vieux comme le monde, en Inde. Après l’avoir quitté, cette femme a, selon toutes probabilités, rapporté le sac de riz au magasin, et partagé les 500 roupies avec le commerçant (qui, très certainement, aura gardé la part du lion….)

Je ne peux pas sauver le monde, ni ma conscience. Je suis en Inde, j’essaie de vivre le pays, de le découvrir de l’intérieur, j’ai des contacts quotidiens avec des indiens, de différents niveaux sociaux. Je le savais, tôt ou tard, je devais accepter cette pauvreté. Sans la nier, accepter que ce n’est pas ni mon fait, ni ma responsabilité, qu’il y a un gouvernement, une société civile, que je ne peux me substituer à l’état pour venir en aide à 25% de 1,3 milliard d’indiens, qui vivent sous le seuil de pauvreté (avec à peine plus d’un euro par jour).

Tout les mendiants ne baisent pas les touristes, la misère existe, profonde, et je ne peux pas la porter sur mes épaules. Je peux faire une différence sur terre, mais d’une autre manière. La leçon est difficile, la conscience est mise à rude épreuve, je n’ai pas encore de solution, je dois encore procéder à de petits arrangements, je ressens encore de la honte, une culpabilité toute chrétienne, je détourne souvent le regard pour ne pas voir. Et cela ne gâche pourtant pas le goût de mes plaisirs. Et ne pas visiter l’Inde pour ne pas avoir à se frotter à un sujet aussi compliqué qu’insoluble, serait aussi dommage qu’idiot.

Je ne sauverai pas le monde. Charité bien ordonnée commence par soi-même, je commence enfin à comprendre le sens du proverbe.

Pas de chute dans ce post. Pas de conclusion. Pas de tour de passe-passe narratif. Je comprends les choses, je les accepte, je ne suis toujours pas convaincu.

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