Aux innocents, les mains pleines

Dès mon arrivée à Mumbai, j’ai été frappé par une chose récurrentes: de nombreux enfants, surtout les très jeunes, ont de grosses tâches de naissance sur le visage, souvent entre les deux yeux, ou sur la joue. De grosses marques brunes, on ne va pas se mentir, très vilaines, très visibles, pas un grain de beauté discret, une mouche élégante… Et je n’ai pas pu m’empêcher d’anticiper les conséquences, potentiellement handicapante à bien des niveaux dans le futur, pour eux.

Les enfants en Inde sont particulièrement beaux. Je l’ai immédiatement remarqué. Ils ont de beaux traits, très fins, ils ont surtout, et je généralise sans complexe, de très belles expressions faciales. Ils sourient, ils rient souvent, ils ont un regard vif, ils sont joueurs et communicatifs. Ils sont presque toujours fascinés en me voyant, par rapport à la couleur de ma peau, au contraste, j’imagine, pas par mon aura et ma beauté déconcertante : ils cherchent très souvent le contact. Certains font un signe de la main, les plus grands crient “hello sir what’s your name”, rigolent comme des fous, les plus téméraires s’approchent. (Il me démangeait furieusement, je l’ai enfinpondu, le couplet sentimentaliste du voyageur occidental qui-découvre-un-trésor-inestimable-dans-le-sourire-d-un-enfant-pauvre…)

À Goa, je suis allé visité la vieille ville sous un soleil de plomb. J’ai aimé l’impression un peu vague, très étrange, de me retrouver du côté de Lisbonne ou de Porto, tout en me sachant à des milliers de kilomètres de là. Cette vieille ville, c’est essentiellement un regroupement de trois bâtiments religieux: une cathédrale, une basilique, une église. Ma visite terminée, je m’assois sur les marches de la cathédrale, à l’ombre, pour récupérer quelques forces avant de partir. Deux enfants s’approchent de moi, demandent s’ils peuvent observer de plus près les tatouages sur mon bras. (Les tatouages sont fréquents en Inde, mais ce sont presque toujours des symboles religieux – parfois la fatidique et ancestrale croix gammée, à laquelle il est vraiment difficile de s’habituer – mais jamais des illustrations, comme ma rose et mon alouette).

Ils sont absolument fascinés par ce qu’ils voient. Les parents s’approchent, et demandent s’ils peuvent me prendre en photo avec leur progéniture. Qui suis-je pour refuser une photo? Une, puis deux photo, puis approche une autre famille, une troisième, une quatrième, il y a foule à Goa ce jour-là. Un peu de bousculade, et avant que je ne le réalise, une queue commence à se former, on me mets des bébés dans les bras, on me les reprends, on les remplace, une mère s’assied à côté de moi, j’ai des bras autour des épaules, et je souris comme si c’était le jour de mon mariage. Au suivant! Chacun son tour, il y en aura pour tout le monde. Comme le Père Noël aux Galeries Lafayette.

Je suis interloqué : on prend des photos comme si j’étais la Tour Eiffel ou le Taj Mahal, on me remercie à peine et on passe à autre chose. Je ne peux m’empêcher de penser à qui on montrera ces photos. “Ah, lui, c’est un français qui buvait de l’eau sur des marches à Goa”. Est-ce que je serais encadré, sur un mur, dans le salon d’un appartement de Delhi, de Hyderabad ou de Bangalore? En compagnie d’une japonaise rencontrée à Jaipur, d’un américain abordé à Amritsar, de belges immortalisés à Bénarès…

Ces séances photos sont une petite constante de ma vie indienne. Bébés, enfants, écolières, ados, familles, je suis souvent sollicité. Plus le lieu est touristique, plus je dois me mettre dans la peau de Kate Middleton ou de Jésus, je prépare mon meilleur sourire, je fais preuve de la meilleure grâce. À Hampi, dans les ruines d’un temple désert, en plein cagnard (c’est une constante, apparement), deux hommes, assez âgés, ont fait un long crochet pour me rejoindre, pour la selfie de l’amitié franco-indienne.

Dans la même veine (et contrastant violemment avec ma vie berlinoise, où les coutumes sociales sont antipodiques), on me salue sans arrêt, dans la rue, dans le train, les magasins, les temples, la plage… Les passants croisent mon regard, disent bonjour, sourient, hochent la tête. Beaucoup viennent me serrer la main, tous me demandent d’où je viens (la question systématique en Inde, “Where are you from, Sir?”) Je commence, je m’en suis aperçu, à saluer de ce petit geste qu’à la reine d’Angleterre, entre gentillesse, “je t’ai vu” et une léger forme de ce dédain engendré par la répétition.

Pour en finir avec les enfants marqués par ces marques sur le visage… À Kochi/Cochin, j’ai assaillie ma nouvelle amie Priyanka, qui vit à Zürich mais a grandi à Delhi, des questions en tous genres qui me taraudaient, sur la vie en Inde, l’amour, la mort et autres sujets de curiosité et de société. Pourquoi ces grosses tâches de naissance chez les enfants? Mon imagination avait encore débordé, j’avais pensé à ces médicaments que prenaient des femmes enceintes et qui avaient des conséquences sur les enfants, le Mediator, les vaccins, le pain au LSD, l’eau contaminée, Bhopal, Tchernobyl, que sais-je encore…

Rien de tout cela. Elle a souri. C’est du maquillage. La tradition et la superstition, ces deux increvables guerrières indiennes, veulent qu’on enlaidisse ainsi volontairement les bébés trop beaux, pour éviter d’attirer l’attention d’esprits indésirable, du mauvais oeil – oeil qui comme le mien, manque parfois cruellement d’un solide sens critique, sinon d’une nouvelle paire de lunettes.

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