
À la fin d’une visite impromptue, dans l’entrepôt savamment restauré où étaient exposées les aquarelles d’une finesse extraordinaire d’une jeune artiste indienne prometteuse, le galeriste m’a demandé, avec cette urgence qu’ont parfois les indiens de savoir ce que les étrangers pensent : “Do you find India satisfying ?”
La question m’a interloquée, puis fait réfléchir. Non, je ne pourrais pas dire que je trouve l’Inde particulièrement satisfaisante. Pour être satisfaisant, dans le cadre du voyage, en tout cas, j’imagine qu’un lieu doive être en mesure de présenter un bilan avantage/inconvénient positif pour le visiteur. Les routes sont mauvaises, mais la paella est bonne, il fait beau, le cours de change est favorables, les rues sont balayées trois fois par jour etc. Un moins, plusieurs plus.
L’Inde, ça n’est pas ça. C’est tellement plus complexe.

Je suis arrivé à Kochi, de Mysore, en pleine nuit, sous la pluie, dans une zone industrielle sinistre, après un voyage en car de 8 heures, que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, ni à mon ancien patron. Après l’expérience du bus-couchette, entre Hampi et Bangalore (et la sensation d’avoir passé la nuit dans une essoreuse, ou dans un cercueil sale, trop climatisé, trop petit pour mon mètre 83)—, j’ai fait celle, pire encore, du car de nuit semi-couché. Un siège en apparence normal, évidemment pas très propre non plus, (mais la lumière marchait à peine, donc “ oeil qui ne voit pas, coeur qui ne pleure pas ”, pour reprendre les italiens), qui se rabat presque à l’horizontale. Le problème, c’est que le siège de devant fait pareil, et que l’on se retrouve ainsi prisonnier, incapable de bouger, avec une tête inconnue presque sur le ventre. Un petit enfer pour quelqu’un comme moi, légèrement claustrophobe, germophobe à ses heures, et assis, qui plus est, à coté d’un jeune individu qui a passé l‘essentiel du trajet à renifler, tellement fort, pour se libérer les voies respiratoires, que j’ai sincèrement craint pour lui la rupture d’anévrisme. Rien de très “satisfying”.

Mysore, son merveilleux palais de maharadjah, à mi-chemin entre Versailles, Harrod’s ou Macy’s en décembre, et le château de Louis II de Bavière à Neuschwannstein. Mysore, réputée pour sa soie, son encens, ses écoles de yoga, remarquée par sa pollution extrême, sa laideur sans fin, sa mélancolie pas poétique, son chaos, son anonymat, sa provincialité. Mysore, un hôtel d’une tristesse infinie, tenue par une Madame Thénardier en sari. Mysore et la joie de retrouver, pour quelques heures, un merveilleux couple, helvetico-indien, connu quelques jours plus tôt au sommet de la colline de Mathanga, à Hampi.

J’ai fui Mysore à toutes jambes. Sur un coup de tête, j’ai modifié mon trajet, pour voir la région du Kerala et venir à Kochi, l’ancienne Cochin. Port militaire et commercial de premier plan, ville-champignon à l’air irrespirable (une constante, certes, qui ne cesse de m’estomaquer), à la laideur anonyme commune à nombre de villes indiennes — avec cependant le minuscule vestige d’un quartier colonial, Port Cochin, au bord de l’océan, où se sont côtoyés pendant des siècles britanniques, portugais, juifs et hollandais. C’est là, dans la rue de l’ancien bazar, entre maisons en ruines, hôtels de grand luxe, et boutiques dégueulant de pashminas, de soie, de cotonnades et d’attrape-touristes, avec une vue imprenable sur les quais en pierre de l’époque coloniale au premier plan, sur les super-tankers et les grues du port moderne en toile de fond, que j’ai trouvé cette petite galerie et son passionnant manager.

Je lui ai alors raconté, à grands traits, mon Inde, celle que je connais et que je vis depuis deux semaines. Cette Inde à la fois fascinante et repoussante, sa beauté et son immense saleté, son opulence et sa misère. Cette Inde incroyablement accueillante, mais exceptionnellement rigide, codifiée, qui enchante et fait s’arracher les cheveux, dans la même minute. L’incessante et éprouvante sollicitation commerciale, qui ferait sortir de ses gonds le plus doux des yogi, et la gentillesse et la disponibilité, l’amabilité et la serviabilité des indiens (parfois les mêmes qui ont à peine cherché à me refourguer obstinément des cargaisons de produits et services dont je n’ai ni besoin, ni envie).
La modernité indienne, palpable, qui ne cesse de m’étonner, une croissance folle, un esprit d’initiative, de développement sous stéroïde, qui se fracasse à chaque coin de rue à un archaïsme évident, des coutumes ancestrales profondément ancrées, qui rappelle furieusement le Moyen-Âge. L’Inde m’attire et me repousse, m’excite et me dégoûte, m’enchante et m’afflige. J’ai envie de l’aimer, elle fait tout pour m’en dissuader. Je la boude, elle se fait le plus simple des jeux de me reconquérir. Ces extrêmes, ces opposés, cette dichotomie permanente, cette bipolarité institutionnalisée, je commence à comprendre qu’il faut la prendre à bras le coeur, l’accepter, la vivre, la pratiquer. Sans cela, c’est une expérience entière, fondamentale, qui passera à l’as.
Facile à dire, pas facile à mettre en oeuvre, quand, pour prendre un exemple récent, le dossier de ma place dans un wagon de troisième classe (Bangalore-Mysore, 145 kilomètres, plus de trois heures) est zébré dans glaviot sanguinolent, séché. Ça prend du temps, de l’abnégation, de la passion, de la patience. De tout cela, j’en ai, pas toujours en quantité nécessaire, et en tout cas pas de manière permanente, ni continue.
Ces quinze derniers jours me semblent à la fois une seconde et une éternité. Les cinq semaines qui me restent me semblent, elles, une douce folie. Cette expérience indienne, longue et en solo, est une épreuve que je m’impose librement. Il y a un but, mais je ne sais pas encore lequel. Une meilleure connaissance de soi ? Un développement personnel approfondi ? La preuve de ma force ? De mon courage ? De ma témérité ? De mon inconscience ?
Parfois, encore, je pleure. Je me sens seul, loin, isolé. Je suis découragé, ou dégoûté, ou hors de moi. Je prends mon courage à deux mains.
Parfois, comme ce soir, je me promène dans les petites rues animées de Fort Cochin, l’air est doux, et dans cet incontrôlable merdier, j’ai un flash, je comprends un fragment de l’âme du pays, de celle des lieux, de ceux qui m’entourent, et je ressens un petit moment d’éternité.

Bravo camarade, et merci. Merci de partager avec nous, tes fidèles followers, ces moments d’une clarté intense sur ce que tu découvres, “satisfying or not” ;-). Nous sommes loin et pourtant, à travers tes mots, tout parait proche, authentique, et très réel comme le dit Maryse. Personnellement j’aime ton regard cru, parfois dur, mais respectueux. Continue stp, nous n’en raterons pas une ligne… promis. CLEM (ps: possible stp raser la moustache qui te fait ressembler à un touriste allemand des années 70′ ?)
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L’Inde reste une grande inconnue pour moi. Je n’en connais que ce que j’ai rencontré dans les livres ou au cinéma ou dans les récits des amis. Avec toujours une dimension spirituelle, quasi religieuse qui souvent m’ennuie. Mais te lire c’est entrer dans une autre dimension, plus réelle, plus physique. On se fait une telle image de l’Inde : cet immense continent à la fois bien ancré dans le monde d’aujourd’hui et à la fois attaché à ses coutumes moyen-âgeuses qui sont souvent le degré zéro des droits de l’homme.
Je voyage avec toi du coup et comme je suis assez sédentaire, cette façon de voyager me convient bien.
Merci Aymeric. Maintenant je dois me plonger dans “regards, regards”, la séance 5 du module 4. Et pour ce qui est du regard, tu nous fais de beaux cadeaux.
A bientôt. Maryse
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Merci Maryse, pour tes encouragements!
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