“ Ne réfléchis pas trop. C’est toi le plus libre. Et c’est parfois étourdissant. “ En plus d’être un bon ostéo et un ami fidèle, S. est de bon conseil. En me souhaitant bon voyage, il me dit en substance : “ Donne aux choses leur juste place, leur juste valeur, et ne surenchérit pas dans l’auto-analyse. Va à l’essentiel, et profites-en !” Il me connait. Je dramatise souvent, j’extrapole, je suppute, je théorise, laissant libre cours au mental. Et le sommeil de la raison, ainsi, produit des monstres.
Dans un contexte aussi nouveau que ce long voyage que j’entreprends, dans des lieux, des situations, des cultures dont ma connaissance est, au mieux, anecdotique ou superficielle, le risque est élevé de partir en vrille à la moindre frustration, au moindre doute. Un grain de sable dans les rouages de la machine, et c’est la surchauffe du système.
Et si le voyage était pour moi le bon remède ?
Après ma courte première nuit à Mumbai, j’ai pris les choses en main. J’ai bouclé mon sac, j’ai payé la nuit, expliquant au patron que je ne restais pas une minute de plus dans sa bauge (aucune émotion de sa part) et suis parti voir un hotel à proximité, repéré en ligne. La chambre, moins chère, est cent fois plus propre, plus confortable (j’ai demandé à la voir avant de me prononcer, je lui ai fait subir l’inspection poussée d’un sergent vicieux). Au nouvel hotel, mieux situé, travaillent de nombreux garçons d’étages, porteurs, liftiers et autres, jeunes, rigolards, bavards, qui passeront les jours suivants à épier mes faits et gestes pour ne pas perdre une occasion de venir me serrer la main. Que je rentre, que je sorte, il y en a toujours un devant ma porte, qui m’assaille de questions. Où est ma femme, est-ce que j’ai une voiture, un travail, d’où viens-je, où vais-je…
Dimanche à Mumbai, jour chômé. Encore secoué par l’arrivée et la nuit, le moral n’est pas au beau fixe. Dans le doute et l’adversité, j’aime marcher. Je sors, me dirige vers la Porte de l’Inde, symbole de la vieille Bombay et de l’empire britannique. D’un coup, je me retrouve dans un véritable tourbillon humain, une multitude de gens qui entrent et sortent du périmètre de sécurité, sous la surveillance de la police en état d’alerte (la Porte fait face à l’entrée de l’Hotel Taj Mahal, encore plus sécurisé, argent — et tragédie passée — oblige). Des visiteurs par centaines, aucun touriste (juste un groupe de belges, des femmes, que je salue par réflexe de caste — je me suis senti idiot, mais ça m’a rassuré de les savoir là), des trottoirs qui vomissent sur une chaussée anarchique, où bus, taxis, scooters se disputent l’espace à grands renforts de klaxons, le tout dans une chaleur étouffante dont j’ai peu l’habitude.
Je ne me sens pas à l’aise ce matin au milieu d’autant de monde, je m’éloigne, à la recherche d’un peu de paix et je commence à marcher au hasard des rues.
J’ai cherché à voir, j’ai vu.
J’ai vu les ruines, le délabrement, et les vestiges d’un empire colonial qui a dû se servir jadis sans vergogne — je commence seulement à comprendre à quel point —sur le dos du sous-continent, tels des voleurs de grand chemin.
J’ai vu des individus lambda, j’ai serré les mains qu’ils m’ont tendu, passants, commerçants ou mendiants, qui ne lâchaient plus la mienne tant que je n’avait pas acheté, promis, payé ou donné quelque chose. J’ai pris le pli, je me dérobe maintenant quand on s’approche avec l’air commercial, intéressé ou désespéré.
J’ai vu la cohue monstrueuse, effrayante d’une agglomération de 20 millions d’habitants, dont 10% vivraient dans la rue. J’ai bien sûr remarqué la misère, que je n’aurais pas pu esquiver. Voir des SDF en occident, j’y suis habitué. Les nôtres sont en général des hommes seuls. Il y a des histoires de vie, des parcours brisés : je soulage régulièrement ma conscience avec une pièce, je vote à gauche et je fais confiance à l’état solidaire et social. À Mumbai, tous les âges, tous les sexes sont à la rue ; des familles entières, parents, grands-parents, bébés enveloppés dans des saris, couchés sur le trottoir, les pieds qui dépassent assaillis par les mouches, enfants nus qui se baignent dans le caniveau, qui jouent sur le trottoir, entre les passants qui ne les piétinent pas, par miracle ou par habitude. J’ai vu mon premier lépreux (en était-ce seulement un ?), moignons tendus, et toute une population de laissés-pour-compte, assise, allongée, accroupie au bord de la route.
Sans vivre dans une tour d’argent, je n’ai pas d’expérience concrète de la misère ; j’en vois là, en moins de 24 heures, plus que dans toute ma vie. Il a fallu m’habituer à des odeurs, inconnues ou étranges, reconnaissables ou imaginables, parfois pestilentielle ; à une saleté que je n’ai jamais vu, au manque d’entretien, à l’absence de poubelles, aux chiens puceux, sinon galeux, aux vaches sacrées, mais crottées. Il a fallu que je prenne conscience, avec difficulté, que moi qui aime à me considérer ouvert et large d’esprit, je ressens aujourd’hui un profond dégoût à Mumbai.
J’ai marché le long de rues, de boulevards intraversables, traversé des places, j’ai vu l’ancien Victoria Terminus, immense ruche ferroviaire et imposant vestige colonial, j’ai vu le bazar, la foule toujours aussi compacte, continue qui, même pour un dimanche, se presse et se bouscule comme aux pires heures de pointe.
J’ai ressenti la chaleur et la pollution, en grande partie issue d’une circulation saturé, trafic incessant, agressif, égoïste, où chaque voiture, chaque bus, chaque camion, chaque scooter, chaque piéton livre un combat permanent, inégal, vicieux et potentiellement fatal. La pollution est sonore : on freine, on klaxonne, on accélère, on klaxonne, on double, on pile, on s’arrête, on tourne, on fait demi-tour, en klaxonnant sans cesse. Le vacarme est sidérant, épuisant, l’agressivité palpable.
J’ai continué mon chemin. À proximité du bazar, derrière une grande mosquée, un quartier de petits commerçants où l’activité dominicale est fiévreuse : je me retrouve dans une rue déserte, vieilles maisons coloniales en ruine qui ressemblent à des squats miteux. C’est là que j’ai vu les intouchables. J’ai compris. Ce sont eux que j’ai vu plusieurs fois déjà aujourd’hui. Ces familles entières, générations mélangées, vivent dans des cabanes de cartons, sur les trottoirs. Je les observe, ils me dévisagent. Des corps décharnés, des regards qui en disent longs, des enfants nus auxquels on enlève des poux avec les ongles, une femme qui lave du linge à même la route, dans une ornière, des hommes accroupis, qui attendent. C’est, dans le système de castes indiennes, le groupe social non seulement le plus bas, mais aussi le plus honni. On évite au maximum leurs regards, leur ombre même. Par peur, par superstition, par racisme. Ils sont dévolu aux tâches les plus basses, voués à toutes les gémonies d’une société aussi morcelée qu’inégalitaire. En 2018 encore. Je fais un effort pour bloquer toute réflexion, manoeuvre de protection lâche mais efficace, certifiée et approuvée par ces dames autruches.
À ma grande honte, plus tard dans l’après-midi, tiraillé par la faim, je me réfugie au Starbucks dans l’enceinte du Taj Mahal. Ambiance climatisée, visages européens, café filtre habituel. Je reprend mes esprits. L’esprit voyageur, sac au dos, l’aventure, mon cul ! J’ai honte, mais je m’accorde un peu de répit. “Qui veut aller loin, ménage sa monture”, petits arrangements avec ma conscience. En consultant mon guide, je lis un entrefilet sur le temple d’Iskcon, la basilique Saint-Pierre des Hare Krischna, au nord-ouest de Mumbai. Il est réputé chez les touristes en quête d’émotions nouvelles pour ses cérémonies dansées, chantées, tapées dans les mains et dans les cymbales. Ce n’est pas tout près, mais c’est ce qu’il me faut.
Parmi les dizaines de petits taxis qui bourdonnent devant un musée jadis dédié à un Prince de Galles, devenu roi et mort depuis des lustres, je monte dans celui conduit par un homme de mon âge, Istyak. C’est lui qui me montrera, les jours suivants, des endroits et des aspects de la ville à côté desquels je serais sinon complètement passé. Il me dit, dans un anglais approximatif, que nous en avons pour une demi heure et pour 1500 roupies aller-retour — moins de 20 euro, pas grand-chose pour moi, une bonne journée pour lui. Nous passons plus de deux heures dans les embouteillages, dans le trafic suicidaire, dans la peur réelle d’y laisser ma peau, dans les klaxons qui abrutissent et rendent fou.
En arrivant au temple, il fait déjà nuit : je n’ai plus aucune envie d’y aller, surtout en voyant la fourmilière de fidèles qui se pressent aux portes. Ici encore, on passe par un portique de sécurité et une fouille au corps en règles. Dans la cour en marbre — le temple, assez récent, est aussi laid qu’imposant—, des bénévoles servent à manger à une file interminable et hétéroclite, que j’imagine être venue pour le repas certainement gratuit.
Pour accéder à l’intérieur du temple, d’où proviennent les mantra et le son des percussions, Hare Krishna, Hare Hare Hare Krishnaaaa, il faut être pieds nus, et laisser ses chaussures dans un vaste vestiaire saturé, près de l’entrée. J’enlève une première basket, j’hésite, je me ravise. Je n’y arrive pas. L’idée me dégoûte. Je me rechausse et sors de l’enceinte du temple. J’avais très envie de voir l’intérieur, de faire cette expérience mystique, d’un peu de joie et de ferveur. Je retrouve Istyak, il me reconduit à l’hotel.
J’aurais voulu garder un esprit libre, de découverte, n’attendant rien, conscient que ce serait parfois difficile ; je ne pensais pas devoir lutter contre ce sentiment intense et humiliant de tristesse, d’isolation, de découragement, auquel s’ajoute la fatigue nerveuse et physique du jet-lag. Je songe à rentrer en Europe.
Une petite blatte traverse tranquillement la chambre, m’achevant pour de bon.
