Atterrissage

Le 747 de Lufthansa touche le sol indien à l’aéroport de Chhatrapati Shivaji un peu après minuit et demie. Le débarquement se fait rapidement, sous le contrôle d’un personnel de bord que l’on sent à bout de souffle. L’attente est à son paroxysme, elle borde l’appréhension. Je respire à fond, je me lance. Je n’ai jamais été téméraire, mais je m’expose.

J’y vais.

La première impression, en empruntant la passerelle qui monte vers la section des arrivées du terminal, ce n’est pas la chaleur moite, mais une étrange odeur de brulé — de papier, ou est-ce de bois ? — diffuse et prenante, et écoeurante. Il ne me faudra pas longtemps pour comprendre que cette odeur, chape omniprésente au dessus de toute la ville, c’est celle de la pollution atmosphérique. L’air à Mumbai est punitif. Respirer, c’est prendre un risque. On le sent et on le voit, ce voile de brouillard, gris et puant, qui semble ne jamais se lever de la ville, qui pique la gorge, les yeux, et tue à petit feu.

L’odeur contraste avec l’architecture moderne, les couloirs interminables, la moquette propre, la climatisation radicale de l’aéroport. En entrant dans le hall gigantesque où se tiennent les formalités administratives (60 guichets en enfilade, des policiers en uniforme beige partout), je ressens les picotements redoutés dans les mains, accompagnés de bouffées de chaleur. Attaque de panique. Une autre. Elles se sont succédées au pas de course ces derniers jours : plus le départ approchait, plus j’étais en proie à une peur informé et intraçable que je pensais avoir vaincu ces dernières années. L’angoisse à laquelle s’ajoute la peur de l’angoisse, le pire.

La queue à l’immigration est kilométrique, elle avance lentement. Apres deux heures d’attente, je suis étonné de la rapidité de la procédure individuelle : un fonctionnaire moustachu, l’air mal luné, prend mes empreintes, tamponne mon passeport et me fait rentrer officiellement en Inde. Je tremble. L’angoisse ne passe pas. Elle semble se lever, pour me retomber ensuite dessus sans prévenir, à intervalle irrégulier. Qu’est-ce que je fous là ? Qui m’y oblige ? Mon rêve de voir l’Inde, de voyager, est-ce aussi nécessaire que ça ?

Une cohue indescriptible règne dans la salle des bagages. Impossible de trouver le vol de Francfort. À un comptoir d’information, une demi-douzaine d’employés sont à leur poste de travail, mais tous en train de dormir. Je le remarquerai aussi assez vite, les indiens sont capables de dormir partout. Je pose quand même ma question. L’un d’entre eux lève la tête, répond avec mauvaise grâce, sans que je ne comprenne ce qu’il dit. Je tente ma chance au comptoir des bagages disparus — une touriste américaine, qui arrive du même vol m’explique que, comme l’avion est arrivé il y a plus de deux heures, les valises sont empilées, en ligne, pour libérer les tapis roulants. Logique. Retrouvailles émues avec mon sac à dos. L’angoisse semble se dissiper.

Je passe rapidement la douane, sous le regard pétri d’ennui d’une dizaine de militaires de tous âges, assis a des bureaux en bois placés les uns à côté des autres. Dans la salle des retrouvailles, je prends place dans une autre queue, cette fois-ci d’un comptoir de taxis prépayés, apparemment la solution pour éviter tout drame de compteur en panne et de courses exorbitantes. On me passe devant, tout le monde crie, deux petites vieilles en sari, un homme en fauteuil roulant, une employée remplit à chacun des formulaires qu’elle tamponne ensuite hargneusement. Je ne comprends rien, je tente de garder un contrôle qui m’échappe et qui ajoute à une humeur de plus en plus fluctuante. Je suis fatigué, j’ai soif, j’ai assez peur de ce que je vais trouver, ou pas, à l’extérieur. Je veux rentrer. Une fois muni de mon dossier de taxi, il est quatre heures du matin quand j’arrive à l’arrêt. On m’a assigné un chauffeur, je l’attends.

Une minuscule Suzuki finit par débouler, une jeune femme, habillée à l’occidentale, et le visage entièrement voilée au volant. On ne voit que ses yeux. Je monte, la salue, elle ne répond pas, m’arrache des mains le formulaire où se trouve l’adresse de l’hotel. Elle conduit comme une folle, à toute allure, slalomant entre les autres véhicules qui se comportent à l’identique. Ce n’est apparement pas la reine des chauffards, juste une conductrice lambda. Pied au plancher, le frein ne sert à rien, klaxon à gogo. Elle semble maitriser la situation, mais je ne suis pas rassuré.

Je vois les premiers bidonvilles, les fameux slums de Mumbai. Je suis estomaqué par ces cabanes qui s’amoncellent les unes sur les autres, leur densité, leur précarité, leur fragilité, leur saleté, leur pauvreté. Je me rends compte que je n’ai aucune expérience, aucune connaissance, mais surtout une immense naiveté quant à ce degré de misère absolue. L’autoroute urbaine transperce cette ville dans la ville, sans garde-fous entre trottoir et chaussée. Partout, des panneaux d’affichage géants, plantés directement dans le bidonville pour être mieux visibles de l’autoroute, racontent l’iPhone X, le dernier blockbuster de Netflix, le nouveau SUV de Audi. J’ai mal au ventre.

Nous roulons à tombeau ouvert. Aux bidonvilles succèdent des tours de résidences, aussi modernes que luxueuses : je suis étonné d’une telle proximité entre les extrêmes. C’est mon baptême du feu de Mumbai. Tout le long de la route, depuis l’aéroport, un cortège d’hommes pieds nus, tirant des carrioles, des chiens jaunes errent, des femmes en sari dorment au bord de la route, une armée des ombres ignorant complètement la circulation assassine au milieu de laquelle ils évoluent.

Le trajet dure presqu’une heure. Nous y sommes enfin. Je suis à peine arrivé en Inde, mais j’ai un pressentiment désagréable : cet hotel, qui semblait honnête et confortable sur Internet, va forcément poser des problèmes. La rue n’est pas goudronnée, des hommes dorment sur les trottoirs, les immeubles sont une version un peu plus bourgeoise du bidonville. En entrant dans l’hotel, je réveille les employés, qui dorment sur des cartons disposés sur le carrelage du hall. L’intérieur est vétuste, ça sent le renfermé, ça a l’air sale — je pense instinctivement un film sur Beyrouth pendant la guerre, vu il y a peu. Je fais contre mauvaise fortune bon coeur, je laisse mon passeport à l’ersatz de réception, non sans une certaine inquiétude, et je suis un employé qui m’amène à ma chambre.

Le choc est rude. J’inspecte : l’hygiène est bien plus que douteuse. Les draps ont visiblement déjà servis, plusieurs fois. «The sheets are dirty». Je lui montre : ils sont sales, jaunes, fripés, il y a des poils. Je ne sais pas quel résultat je recherche en plaidant ma cause. Il me regarde sans comprendre. «Dirty, yes!» Il répète, comme si c’était prévu et entendu, il ressort. Ce type dort sur un carton, forcément, les draps les plus sales lui sembleront toujours le confort absolu. Je retourne l’oreiller, traces de sang séché. Je m’assieds sur une chaise de jardin qui meuble, et je fonds en larme. Qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce que je recherche ? Qu’est-ce que je veux prouver ?

À qui ?

Il est presque 5 heures.

Je réalise qu’il va falloir que je me couche, d’une manière ou d’une autre, qu’il va falloir que je cherche un nouvel hotel, et qu’il va surtout falloir, dans les mois qui viennent, que j’accepte beaucoup de choses qui me seront difficiles, des situations qui m’enrageront ou me désespéreront.

Je commence à peine à réaliser le merveilleux pétrin dans lequel je me suis sciemment fourré.

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